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Paul Ardenne

Publié dans L’Atelier 2013-2017Édition Villa Saint-Clair, Sète 2017

Je propose un troc à Paul Ardenne : une image en échange d’un texte, ou vice-versa un texte en échange d’une image. Il accepte, quelle chance ! Je troque avec joie le texte qui accompagne les images du livre L’Atelier 2013-2017 contre Autoportrait devant le miroir, studio n°60, Californie qu’il a exposé aux Photaumnales de Beauvais, lors de l’exposition Love Stories octobre 2016 en co-commissariat avec Barbara Polla. Enna Chaton

Corps et formes, tous ensemble, à imbriquer, à structurer

Intituler L’Atelier, lorsque l’on est artiste, un ensemble de photographies montrant l’artiste en personne au travail dans son atelier ? Ostensiblement, c’est souscrire là à cette pratique biaise, le dévoilement.

L’atelier, c’est le chaudron, le lieu de la fabrique, la manufacture où les oeuvres prennent forme, et ce, par opposition à la galerie ou au musée, où s’exposeront en majesté les oeuvres d’art une fois celles-ci terminées. Ce lieu de labeur, d’expérimentation, de tâtons aussi, il n’est pas d’usage que l’on y entre, pas plus qu’il s’avère nécessaire de le rendre public. Montrer l’atelier ? Gageons que l’artiste, dans ce cas, exprime cette envie, livrer de lui-même et de son univers créatif plus qu’il livre d’ordinaire. Procédure biaise que ce dévoilement-là, a-t-on spécifié à l’instant. En effet. Car l’artiste, comme pressé, soucieux d’anticiper, désireux de montrer l’origine même de son oeuvre, coupe au plus court. Il n’attend pas l’exposition qui consacre mais, en lieu et place, offre à voir la genèse. Un lieu de la présence indécise et sûre, d’un même tenant

Enna Chaton, avec L’Atelier, ouvre les portes d’un royaume singulier. Pas ici d’outils, pinceaux, chevalets, objets de découpe, appareils photo, projecteurs ou autres caches, rendus visibles du moins. Quoi, en lieu et place ? Les cent quatre-vingt dix photographies d’intérieur qui constituent la série L’atelier montrent, dans un espace indifférencié, l’artiste et ses modèles au travail, tous nus et tous occupés à l’égal à un exercice d’« atelier ». Exercice d’« atelier », précisons, si l’on suit l’étymologie, de préparation – rappelons que le terme « atelier » a avec le mot « attelle » une origine commune, l’atelier premier par ordre d’apparition historique étant le lieu où l’on préparait les attelles, ces morceaux de bois servant à consolider les membres brisés ou fêlés.

À quoi s’occupent, plus précisément dit, les différents modèles humains de L’atelier, et l’artiste en personne avec eux et comme eux ? Tous prennent des poses au milieu d’objets de nature artistique tels que feuilles de papier recouvertes de peinture, papiers griffonnés ou autres socles, des volumes abstraits en général colorés eux aussi, avec lesquels tous jouent ou par rapport auxquels tous cherchent à se positionner. Modèles humains et formes avec lesquels ces modèles s’animent et s’activent, réunis plus que fusionnés, sont fréquemment présentés sur des fonds, les ombres, pour l’essentiel, étant quant à elles gommées ou estompées par le recours à un éclairage croisé. Les images sont claires et nettes, pas de flou, une certaine crudité plutôt. Jamais de titre. La seule indication concrète est, pour chaque image réalisée, la mention du prénom du ou des modèles sollicités, en un insert discret.

Les presque deux cents photographies de la série L’Atelier, en leur tout, entendent bien compiler deux entités et rien qu’elles, solidaires et fonctionnant ensemble, l’une charnelle, l’autre plastique : 1, les corps de modèles, seuls, en couple ou en trouple; 2, des objets artistiques de type gabarits, colorés, de formes diverses, géométriques ou non. Qui ne se ressemble pas s’assemble, doit s’assembler. La cohérence doit naître y compris de la différence, vaille que vaille. L’atelier d’Enna Chaton adopte dès lors sans surprise des airs de laboratoire gymnique. En ce lieu de quête où l’on bouge beaucoup éclôt une gymnastique corporelle constructive. Objectif : la quête d’un rapport corporel étroit avec un environnement fait de fragments plus indéterminés qu’attendus. Pas d’alchimie, non, mais du travail, un jeu de gestes, de contorsions. Corps humain, comment trouver, comment faire ta place ? Comment figer l’équilibre de ta position et en finir avec l’agitation ?

Tout à la fois, Enna Chaton présente un travail d’atelier au sens strict : la recherche d’une pose, d’une forme, et le résultat de cette recherche : le modèle souscrit à une position, sur demande de l’artiste ou d’improviser sa gestuelle, pour s’y figer enfin. Dévoilement tout à la fois d’un jeu, d’une organisation, d’une solution. Chaton, pour accoucher de cet effet, joue intelligemment et à la fois de deux courants de la pratique photographique, la photographie mise en scène, d’une part, le documentaire, d’autre part. Ces deux courants, normalement, ne font pas bon ménage. La photographie documentaire sert à alimenter le besoin d’images immédiates « vite », prises sur le vif, moins construites que volées à l’instant, celles que réclament médias et réseaux d’information, tandis que la photographie mise en scène relève, elle, du genre théâtral. Loin que ces deux manières de photographier – shooter, mettre en scène – se rejettent ici l’une l’autre, on relève pour l’occasion, plutôt, une complémentarité, une articulation dialectique. Là où l’une saisit, l’autre inscrit, simultanément.

Un espace par excellence des métaphores

On se souvient forcément d’un des plus célèbres « ateliers » offert à nos regards par un peintre, celui de Gustave Courbet, que l’inventeur franc-comtois du Réalisme réalise entre 1853 et 1855. Vaste toile que celle-ci, au titre précis et instructif : L’Atelier du peintre. Allégorie réelle ayant déterminé une phase de sept années de ma vie artistique. Il est tentant de rapprocher L’atelier d’Enna Chaton de celui de Courbet, au-delà de la différence d’époque, pour cette raison légitime : le recours à l’allégorie – une allégorie, chez Courbet comme chez Chaton, voulue « réelle », renvoyant à la réalité même. Quelle est la réalité sur laquelle Courbet fonde son Atelier ? Ainsi qu’il l’a expliqué, et ainsi que son tableau le laisse assez bien supposer, celle des débuts du Second Empire, période propice à faire fructifier ceux qui « vivent de la mort », à droite sur le tableau ( le chasseur assis épouse les traits de Napoléon III, fossoyeur de la IIe République ), et ceux qui font la civilisation, sur la droite ( Champfleury, Baudelaire ), l’artiste lui-même se situant entre eux, au beau milieu, à la fois témoin, arbitre et expérimentateur. Quelle est, dans la foulée, la réalité qui infuse dans L’atelier d’Enna Chaton, et dont ce dernier serait l’allégorie ? Celle du corps humain comme formule éminente et structurante de toute expression artistique. Un propos historique d’inscription de l’art dans l’époque, pour le premier cas, Courbet; un propos esthétique d’inscription des corps dans l’art, comme matière première de toute création pour le second cas, Chaton. Dans les deux cas, l’oeuvre proposée, qu’elle prenne la forme d’un grand tableau unique ou de multiples photographies réunies en portfolio, agit comme une déclaration et un statement, le sens à donner à l’« atelier » étant dans les deux cas le même : ce lieu par excellence où un concept se traduit en formes et sort de l’abstraction, de l’artificialité, pour s’ériger en démonstration.

Oublions à présent Gustave Courbet et sa métaphore de l’artiste « concerned » et vigile, et tenons-nous-en à Enna Chaton. Que veut justement « démontrer », faire venir à l’évidence Chaton avec son atelier ? L’éminence du corps humain, sa dimension centrale dans le processus de création. La nudité des modèles, la totale neutralité du regard de l’artiste sur ceux-ci ( jeunes, vieux, beaux, laids, conforme aux canons de la beauté, non-conformes… : importe le corps d’abord, pas sa plastique ), à cet égard, sont des plus explicites, comme à dire : on ne fait pas d’art sans en celui-ci, dedans, in it, un corps. Toute abstraction, toute élision de l’humain, de fait, se révèlent suspectes. L’atelier d’Enna Chaton ? Une fabrique de l’homme, une façon obstinée de donner du sens à l’humain et à sa représentation, en l’imposant à l’espace. Chaton mixe la chair et la forme, l’incarnation et l’esthétique et ce, en mariant ces deux incompatibles prétendus que seraient le sensible, du côté de la chair, et l’intelligible, du côté des abstractions et des idéaux. Une manière résolue de nous dire que nous sommes un, contre le vieux dualisme, à oublier définitivement.

Marie Viguier

Publié dans California, Édition Villa Saint-Clair, Sète 2017.

Saisir l’espace à bras-le-corps

L’espace est ce qui permet au corps de se mouvoir ( de s’émouvoir ? ). L’artiste Enna Chaton, dans son travail, commence par déterminer une zone qui sera à interroger. Ce geste préexiste à toute capture photographique. Elle isole un cadre dans son champ visuel, parfois en déambulant, à pied, en voiture ou encore en explorant les possibilités d’un lieu offert. Elle choisit ce lieu qui deviendra le lieu de l’expérimentation, la matière même de l’image. Cette zone d’accueil détermine le tapis de jeu sur lequel le corps vient s’essayer. Une seule règle préside : le corps nu. Le corps sculpteur taille l’espace à même sa peau. Opérer un dénudement. Le corps ôte peu à peu les couches qui le recouvrent. Il retrouve sa peau, surface sensible dotée d’une infinité de capteurs ; c’est notre ligne littorale, lieu de liaison du corps au monde, assurée par la dilatation de chacun des pores. Le corps peut alors prêter l’oreille à tout ce qui l’entoure. L’écoute se précise dans cet état de nudité qui le confronte à un exercice tout à fait étranger. Il bouscule ses réflexes, et l’invite à un sentir différent, un sentir neuf. Attentif, le corps d’abord se poste là, droit. Parfois en biais, parfois de profil. Il s’annonce ainsi comme corps dans l’espace. Il prend place. Il strie le monde. Il cherche, piétine. Il doit d’abord s’annoncer comme corps. Et bientôt, il cherche à s’unir avec le monde, à communiquer, à s’accorder. Il métamorphose un état de vulnérabilité en une puissance d’éprouver tout ce qui l’environne. Il cherche une posture. Clic, Clic. L’image est capturée. L’image fige en un point cette recherche du corps avec le monde. 

Posté devant l’appareil, il cherche à sa manière à habiter l’espace mis à disposition. Il expérimente grandeur nature ; et comme on tire délicatement un drap pour s’en envelopper, le corps essaye à même sa peau, la peau du paysage. Il faut appliquer ce tissu à chacune des parties du corps. Déshabiller le corps, pour se vêtir du monde. On s’en habille, on se couvre de ce voile, mais il faut du temps pour l’ajuster, le rapiécer jusqu’à ce que la pose convienne, jusqu’à ce que cela nous sied à merveille. Comment retrouver cet être-caméléon, cette aisance qui caractérise la façon d’habiter des lieux qui nous sont familiers ? Un corps s’étire alors très haut à la façon des arbres immenses qui l’entourent lui donnant cette même attitude majestueuse. Une autre, le corps courbé, accolé à un monticule de pierres, retrouve ce même mouvement sinueux. Le corps doit se frayer une place dans la trame tissée du paysage. Mais la trame résiste, le travail d’inscription est lent. Le corps l’étire, s’y essaye, encore et encore, exerce pressions, compressions, scissions jusqu’à ce que la résistance s’assouplisse et cède un peu pour devenir une seconde peau. Et pourtant, toujours précaire, toujours la dégringolade menace. Ouvrier de cet ajustement, le corps est sans cesse guetté par le déséquilibre. Soudain, un éclat de rire envahit l’espace ; le pied a glissé, le corps a chuté. Il faut se relever !

MARIE VIGUIER

À propos de l’exposition, Le Bleu du ciel, au Crac Sète, mai 2015.

Le Bleu du ciel

Alors que je pénètre dans l’une des salles du Centre Régional d’Art Contemporain Languedoc- Roussillon dédiée à l’exposition Le Bleu du Ciel de l’artiste Enna Chaton, je découvre un monde arrêté sur image. Ici, le spectateur entre dans un lieu singulier, une marge de notre société où la nudité est la règle du jeu. Ce monde a cessé de battre un instant pour se donner statique aux yeux des passants. Le flux monumental de la série photographique Like a Waterfall s’est interrompu, le mouvement rapide des images tombantes, ondulantes, s’est immobilisé. Suspension du temps, où chaque visiteur déambule dans ce décor figé. L’artiste travaille à la construction d’un espace de partage, de réflexion en utilisant les corps comme matière plastique. Elle explore la manière dont ils se meuvent dans un univers réservé à la création artistique, découpent l’air et créent des formes. Enna Chaton étudie aussi la façon dont ils s’éprouvent, communiquent et se modulent selon la présence de l’autre. Elle porte un grand intérêt à la performance, et ces photographies punaisées au mur sont le résultat d’un travail préalable, d’un temps consacré au dénudement. Le vêtement, avant de disparaître, a vécu. Chaque modèle s’en est libéré, la gestuelle participant à l’obtention d’une nudité totale. La photographie devient la conséquence d’un déshabillement, d’une aventure proposée par l’artiste dans son atelier ou dans d’autres lieux de vie. 

Le dénudement promet un espace ludique et expérimental, une véritable aventure humaine. Je me fais alors voyant (et vu) le temps de la visite. Le jeu est simple : un espace libre (voir libéré) qui offre la possibilité de faire l’expérience d’un autre versant de la réalité quotidienne, d’un monde encore innocent et désintéressé. La nudité des corps n’évoque pas l’hyper-sexualisation ( comme ont pu le redouter plusieurs parents en entrant dans le lieu ) mais dessine les contours d’une vulnérabilité propre à l’humanité. Chaque parcelle de peau est exposée à la vue de l’autre, chaque fragment d’être est la cible d’un possible danger. Le spectateur scrute du regard les moindres détails, analyse sans qu’aucune protection ne lui fasse barrière. De cette transparence maculée se pressent une gravité, l’idée d’une pesanteur de l’existence émerge, contrastant littéralement avec la tradition du nu artistique. L’idéalité et la robustesse du corps des sculptures gréco-romaines laissent place aux failles de l’humanité. L’érotisme des nus allongés de la Renaissance évoluent en une conscience des êtres tels qu’ils sont, tels que le temps lui-même les a modelés, leur donnant toutes ces infinis variations, qui font de chaque être une entité singulière. Rides, rougeurs et rugosités, que la vie a creusées dans la chair, sont les outils propres à l’artiste, qu’elle met en regard des éléments plastiques comme la couleur et la forme. Corps et formes géométriques s’articulent dans une paradoxale complémentarité. La photographie Drapeau, Mathilde révèle parfaitement cette recherche des ambivalences, entre abstraction et la perfection du carré rose qui jouxte le modèle dont la carnation révèle une infinité de teintes chromatiques. 

Cependant, si une gravité se fait sentir au regard de ces photographies, Enna Chaton tente justement de dépasser ce point et d’aller au-delà en usant du pouvoir de dérision. A la statique des formes strictes et des couleurs primaires, les modèles répondent par un mouvement incessant. A l’assertion tragique d’une impossible perfection de l’homme, l’artiste prône un déplacement du sens et la naissance du rire. Elle se joue des codes, des limites de l’art et de la représentation en faisant du jeu et de l’éclat de rire la délivrance du corps, voué originellement à la vulnérabilité. En reprenant la tradition des clichés photographiques de familles, l’artiste reproduit selon les règles de l’art un portrait de famille où les femmes ne se vêtissent que leur pure nudité. Dans Les Filles du haut des Xettes, l’attention est subvertie et dédramatisée par cette ironie de la présentation. Les modèles se livrent également à une partie de cache-cache dans la série Polygones et couleurs, en dissimulant certaines parties de leurs corps. Un homme ne laisse paraître que ses pieds, le reste de son corps caché derrière un cube jaune. Pour l’artiste, la signification est amovible à la manière d’un rubik’s cube. L’impossibilité première se résout dans le jeu, et de manière enfantine, chacun reconquiert son essence en révélant toutes les possibilités offertes par l’expérience de la modulation des facettes colorées. 

Cette expérience de la nudité est semblable à un chemin initiatique que mène chacun en s’explorant et en s’appropriant. Par le processus du dénudement le modèle ( comme le spectateur ) est amené à baisser la garde, à abolir les barrières qui se donnent à l’esprit, pour pouvoir se défaire des constructions toutes faites. G. Agamben, dans Nudités, développe une théorie du dévoilement dans laquelle il explique que la nudité a toujours été habillée d’un voile de honte, et ce depuis le péché originel. Voile dont l’homme tend à se défaire pour se libérer de ce qui l’aveugle et pouvoir enfin percevoir la part obscure du monde. Il existe dans la vérité révélée une part de désoeuvrement inévitable, qui passe par la suspension du temps et permet de désactiver le système de valeurs préétablies. De ce fait, la nudité n’est ni un état naturel ni un état stable mais un état toujours en déséquilibre qui ne se donne pas sans résistance. Enna, Studio n°60 est un autoportrait qui s’inscrit directement dans cette recherche où l’artiste donne à voir la complexité du saisissement de soi. La transparence du support évoque la dualité de l’être, un pile ou face existentiel qui ferait se rejoindre parfaitement les deux entités du moi, état pourtant impossible à atteindre. La compréhension de soi est préconisée par une méthode du dénudement, un processus régit par la soustraction progressive de tous les artefacts et qui vise l’approche de l’essence la plus pure, dégagée de tous résidus impropres à la compréhension. L’artiste cherche une réceptivité intérieure et travaille à l’union du corps et de l’esprit. Dès lors, se mettre à nu consiste à faire l’expérience de l’inconnu, de la perte des repères familiers, pour pouvoir adopter une nouvelle posture, une nouvelle manière de penser, plus authentique. 

Le dénudement ouvre une porte vers l’altérité, il détourne le regard égocentré de l’homme pour élargir son champ d’observation. La sexualité laisse place à un érotisme au sens large, une approche totale de l’humanité, de l’autre et de la vie. En se déshabillant, les modèles se débarrassent de ce qui voile encore leur ouverture sensible et spirituelle au monde. Les photographies peignent un dialogue constant entre les êtres et leur environnement, où la nudité ne fait plus barrière à l’écoute du monde. Le corps tout entier est en contact avec les différents éléments et se confond avec la nature. Enna Chaton travaille l’idée d’une communion des sens et du monde et ce tout particulièrement lors de sa résidence au Montalvo Arts Center en Californie. 

La série Selfportraits, Parcs nationaux Californie sont des autoportraits qui reflètent le désir provoqué par l’agitation du vent qui caresse le corps, les rapports de forces avec de gigantesques troncs d’arbres, les démangeaisons des épines de pins. Le corps, dans cette expérience, éprouve les aléas de la nature comme une étreinte et cherche à éprouver l’état ultime du Bleu du Ciel.

Pierre Giquel

Publié dans le livre Un goût de l’âme – Enna Chaton, Laurent Moriceau, éditions Image/imatge, Orthez, 2004

Un Goût de l’âme

Il est un adage apparu sur les murs et rédigé anonymement qui stipulait : « Au pouvoir des mots, je préfère le mouvoir des peaux «. Autre temps sans doute, le jeu de mots prenant valeur d’échappée et de critique vis-à-vis d’une autorité, la parole, sur le corps. Or, avec Enna Chaton, gageons que tout ce qui relève du mouvement des corps, de leur arrêt, de leur suspension, rejoint le tremble- ment infini des phrases, des confidences, des éclats ou des chuchotements qui s’immiscent entre deux images, entre les objets, les silences et les couleurs. La parole véhicule également du désir, elle prolonge ou anticipe des désorientations physiologiques, elle est imprévisible. Monnaie d’échange, elle jette sur les sens de nouvelles braises, elle les éteint tout autant. Elle se noie dans les battements d’une paupière comme dans ceux d’un coeur. A son tour le corps est un diffuseur d’indéterminations. Il est modulation. Il vient se frotter à des fictions qui ne demandaient qu’à se laisser voir, vivre. 

Enna Chaton est une cueilleuse de corps et de mots. Une collectionneuse ? Peut-être, bien que l’enjeu très rapidement se révèle ailleurs que dans l’obsession de la conquête, ou de la possession. Les images sont vives mais sans ostentation, la violence semble éradiquée, l’audace est bien là mais a déjoué tout esprit de provocation. Il y a de la douceur, comme si le sentiment de culpabilité s’était envolé, comme si la honte avait brisé ses attaches terrestres. Car il y a de l’ange aussi, en totale inadéquation avec notre époque obscène. 

La nudité n’est pas obscène. Ni la masturbation, l’orgasme, le rire et la mort. La nudité surprend Dieu. La vision de l’homme et de la femme se trouve ici aux antipodes de l’effroi dans lequel ont voulu nous plonger les soutanes, et que prolongent aujourd’hui les intégrismes de tous bords. La nudité est un paysage appuyé sur la volupté, le désir, sur une accessibilité où le péril paraît écarté, car la menace viendrait d’ailleurs, de la langue hypocrite, du rejet du jour, j’allais dire du jouir. Car c’est en plein jour que s’expriment les êtres. Les premières vidéo et les premières photographies sont une traversée étonnante des territoires de l’intime, sans remue-ménage, où le rire n’est pas hostile mais complice, où les coups sont à donner mais au dehors. Loin de tout esprit polémique, Enna n’aura de cesse de nous désankyloser. Et nous permettre de parcourir avec elle une nouvelle géographie de la sensualité, du sexe et du désir. Les voix et les peaux réinventées. Parfois la couleur seule, choisie, offre des fulgurances, des immersions dans le champ d’un récit à partager. Les « Propos « s’organisent comme des rituels, les confidences occupent tout l’écran, on ne peut pas y échapper. 

Un statut très particulier semble habiter les objets qui nous apparaissent au gré des mouvements de la caméra. Jamais tout à fait éléments d’un décor, ni signes d’une fusion avec le supposé habitant des lieux, l’objet n’est pas non plus un indice. Il est là, il n’insiste pas, il persiste, il n’est pas inquiétant, il ne nous renseigne d’aucune manière. Dans le mouvement très lent opéré par la caméra, il glisse, sans gravité. Il se trouve entre deux corps, comme intermittent. Son étrangeté tient dans son indifférence. Mais à l’observer plus longuement, le corps offert à cette indéchiffrable lecture semble à son tour surgir comme une entité non identifiable. Entre l’objet et le corps, il y a un espace dans lequel nous pouvons nous projeter, cette distance convoque des impressions parfois quasi hallucinatoires, nous sommes en droit de nous interroger sur la viabilité de ce que nous venons de percevoir, les objets étaient instables, ce sont les corps qui désormais nous paraissent tels des voyageurs immobiles, postés comme de singuliers gardiens d’un rêve. Le mouvement est infini, nous contraignant à ne jamais nous fixer. Des phrases entendues, on tourne constamment la page. 

Ce phénomène se ressent lorsque l’on aborde le paysage. Le vent qui souffle sur des herbes bute sur un corps pour le quitter l’instant suivant. Cette impression de vivre un épisode inédit tient dans la qualité ordinaire des corps, dans leur respiration toujours visible. Car nous avons devant nous, frontalement, des femmes et des hommes nous regardant, clignant des yeux, ils existent, familiers, pudiques et nus, paradoxaux. Il ne s’agit manifestement pas d’acteurs. 

Enna Chaton aime à les appeler ses « modèles». Ces « modèles» donc à qui elle a donné rendez-vous chez eux et qu’elle caresse d’un mouvement lent de sa caméra sont libres. Leur nudité n’est jamais offensive, la séduction est autant un exercice de retenue que d’abandon. A l’artiste de capter ces indicibles élans, de pourchasser l’inconvenance, de deviner au détour d’un pli, de l’apparition d’un sexe, le goût de l’âme. Ce goût léger, qui étreint le vivant, qui ne se reconnaît dans aucune orthodoxie, qui fuit l’ordre, est partout sans s’épuiser. Il se faufile dans nos humeurs, il change de direction, il grimpe sur le temps, surfe sur une ride. Il tremble dans le désir. Il ne se limite pas. Ne craignons pas de le surprendre lorsque les créatures sans commandement s’absenteront vers leur repos éternel. Car il est déjà là, ce goût, murmurant, olfactif et mental, à deux pas du bruit des villes, non fabriqué, infiltré, délicieux, jouant la vie contre la mort, devenu image, son, rumeur, plaisir

Claude-Hubert Tatot

À propos de Offrande de sexes masculins, mai 2019

La Bite à la place du nez

« Par un incroyable oubli l’artisan qui avait copié son modèle d’après nature avait négligé de représenter les pieds, les jambes, les cuisses, le ventre, les hanches, la poitrine, les mains, les bras, les épaules, le cou et la tête…». Maxime du Camp à propos de L’origine du monde de Gustave Courbet. Enna Chaton passe du nu au portrait. Elle abandonne la figure en pied, la mise en scène de groupe dans un décor, pour l’individu et le cadrage serré. Elle passe de la performance, de l’appareil, photographie ou vidéo au crayon et au pinceau. Enna Chaton peint des queues. Fidèle à son intérêt pour les corps, ces appareils génitaux, n’en déplaise à Courbet puis Orlan ne sont ni à l’origine du monde ni à celle de la guerre. Ni sexe générique, ni sexe idéal, ni sexe de pudeur des statues antiques ni sexe héroïque de l’industrie pornographique, ce sont des portraits, chacun saisis dans leur individualité. En passant à la peinture ou au crayon Enna Chaton montre de près et dans toute son humanité et toutes ses imperfections ce que nous regardions déjà au loin dans le décor. Elle zoom et s’attachant à ce détail – qui en est tout sauf un – elle peint à grands traits et larges coups de pinceaux visibles, dans des couleurs vives ou dans le noir et blanc du graphite, sans vérisme mais dans leur vérité l’entrejambe de vrais hommes. C’est crayonné, c’est barbouillé, expressionniste, assez gestuel, plus dans l’énergie que dans la maitrise. C’est saisi sur le vif, celui du regard posé ou celui de la mémoire. Nul oubli ni négligé et s’il manque en effet beaucoup du corps autour de ce point devenu central c’est au regardeur, celui dont Duchamp dit qu’il fait aussi l’œuvre, de reconstituer le tout partant de cet étant donné fragmenté.

Jean-Paul Gravard-Perret

À propos d’Enna Chaton

Rendre visible la sensibilité du corps

Opérer un dénudement. Le corps ôte peu à peu les couches qui le recouvrent. Il retrouve sa peau, surface sensible dotée d’une infinité de capteurs; c’est notre ligne littorale, lieu de liaison du corps au monde, assurée par la dilatation de chacun des pores. Le corps peut alors prêter l’oreille à tout ce qui l’entoure. L’écoute se précise dans cet état de nudité qui le confronte à un exercice tout à fait étranger. Il bouscule ses réflexes, et l’invite à un sentir différent, un sentir neuf. Attentif, le corps d’abord se poste là, droit. Parfois en biais, parfois deprofil. Il s’annonce ainsi comme corps dans l’espace. Il prend place. Il strie le monde. Il cherche, piétine. Il doit d’abord s’annoncer comme corps. Et bientôt, il cherche à s’unir avec le monde, à communiquer, à s’accorder. Il métamorphose un état de vulnérabilité en une puissance d’éprouver tout ce qui l’environne. Il cherche une posture. Clic, Clic. L’image est capturée. L’image fige en un point cette recherche du corps avec le monde. Posté devant
l’appareil, il cherche à sa manière à habiter l’espace mis à disposition. Il expérimente grandeur nature; et comme on tire délicatement un drap pour s’en envelopper, le corps essaye à même sa peau, la peau du paysage. Il faut appliquer ce tissu à chacune des parties du corps. Déshabiller le corps, pour se vêtir du monde. On s’en habille, on se couvre de ce voile, mais il faut du temps pour l’ajuster, le rapiécer jusqu’à ce que la pose convienne, jusqu’à ce que cela nous siée à merveille.

LOUIS B.

À propos du projet Toucher, 2017.

Toucher, une expérience féministe. Témoigner, une expérience masculine

Texte disponible sur demande auprès d’Enna Chaton.

Virginie Lauvergne

À propos d’un ouvrage d’Enna Chaton paru aux Éditions Villa Saint-Clair, Sète 2007.

Un jour nouveau en attente de se lever sur ces corps nus

Seuls ou en groupe, des hommes, ou simplement des « personnes », des « corps », des « modèles » comme les désignerait Enna Chaton, partageant sans doute le même embarras que le mien face à la complexité de cette nomination parfois forcée… Les mots nous manquent, quand ils ne s’effarouchent pas  eux-mêmes de la charge trop lourde qu’ils doivent supporter. Enna Chaton le sait bien. Elle a ainsi trouvé un langage qui lui est propre, aussi sincère qu’immédiat : celui du corps, celui de l’Autre qui lui ressemble dans ses différences, mais aussi le sien qui apparaît régulièrement dans ce travail. Un corps qui ne saurait tricher, et qui atteste ici de son partage entier et sensible au monde, aux mots induits et aux émotions qui glissent inexplicablement sur ces peaux, sur ces formes. Messages codés sur une cartographie poétique, dont Enna connaît l’échelle et la mesure, sans cesse à « l’écoute-visuellement » de ce que lui disent ces corps… La douceur, la candeur, la pudeur, ou la suavité qui s’en dégage, l’abstraction  de leur vide, de leur plein, neutralise alors en partie leur présence forte et froide, qui tel un acte brut laisse présager une violence latente. Nus et statiques, les modèles d’âges et de sexes différents, s’attirent, se rencontrent ou s’éloignent, dans des lieux toujours singuliers, souvent orphelins, parfois difficilement identifiables, malgré les indications laissées par l’artiste, sous chacune des séries. Jardins luxuriants, forêts, gravière, décharge, champs cultivés, scierie de la région, ou encore  zones désertiques, comme abandonnées par la présence humaine hormis celle de ces modèles qu’Enna Chaton a réuni au grès de ses rencontres, hasardeuses ou provoquées par des petites annonces. Ces états de corps, ces états de lieux, qui circonscrivent un travail photographique mené depuis plusieurs années, Enna Chaton nous les livre aujourd’hui dans cette saisissante publication éditée en 2007 par la Villa Saint Clair.

Lieux et corps semblent donc tous deux s’offrir à l’artiste comme un seul et même territoire d’expérimentation, d’importance presque égale. Un court instant pourtant, on se demande qui, du corps ou du lieu expérimente l’autre ? L’homme définit-il le lieu, ou au contraire tente-il de se redéfinir par rapport à lui ? Cette ambiguïté troublante m’apparaît essentielle dans ce travail photographique d’Enna Chaton. Tantôt en effet, le lieu semble tenir un rôle presque de support pictural, une architecture pour les corps, choisi pour son espace propre, sa profondeur qui permet la mise en avant du sujet. Un sujet qui bien que « décalé » par l’étrangeté de sa situation, par sa nudité franche et sans détour, semble alors s’imposer sans aucun état d’âme, dans ce lieu qui le révèle. Tantôt au contraire le paysage semble reprendre son droit sur ce corps, et lui imposer un certain retrait. Le sujet s’éloigne de l’objectif, s’efface plus ou moins, ou à l’inverse se confronte à l’hostilité des lieux, à la nature plus sauvage, plus désertique, comme si elle devenait d’un coup impossible à habiter. Questionnement sur l’existence d’un principe commun ou au contraire d’un conflit profond entre la nature et l’homme ? Non, le propos n’est pas à rechercher là, dans cet énoncé critique et dans cette interrogation qui appellerait une  fausse lecture de l’œuvre comme celle d’une métaphore, peut être celle de l’origine du monde… Non, le travail d’Enna Chaton, se déploie un peu plus loin. Elle avoue alors simplement rechercher et utiliser le lieu pour son potentiel narratif, fictionnel, formel : « Je joue avec lui dans sa relation au corps, corps seul ou corps de plusieurs…, je pose les corps dans le paysage, celui-ci devient décors, espaces,  architectures, couleurs, formes. Je joue avec ce qu’il me dit de lui. Il me renvoie le jeu, le froid,  le sensuel, le rigide, l’eau, le groupe, l’isolé, le caché… » Elle réaffirme ainsi une exploitation des lieux plus immédiate. Si un endroit retient son intérêt, ce n’est pas qu’elle trouve en lui les qualités idéales pour y rejouer quelque chose d’une histoire universelle ; mais plutôt pour son incomparable potentiel à faire émerger de ces corps bruts toute leur sincérité…

Toute ambiguïté dissipée, reste néanmoins un paradoxe, qui devient une force, silencieuse et puissante, de ce travail photographique : tandis qu’une certaine forme de rigueur, une certaine froideur transparaît à travers ces corps statiques, arrêtés, les photographies rendent alors curieusement à ces mêmes corps immobiles leur pouvoir d’émotion de manière incomparable. Une émotion qui naît paradoxalement de ces non-dits, de ces silences entre les corps, de cet espace qui les sépare et de la beauté de cet éloignement, des regards qui se tantôt se fuient, me fuient, tantôt se croisent, me croisent et me pénètre au plus profond, me laissant seule le soin de les interpréter. Entre voyeurisme et complicité, douceur et violence, ces regards m’invitent à partager l’histoire de ces corps, de leur sensation, et de leur abstraction. Abstraction, qui naît justement de la manière dont Enna Chaton a su tirer parti des ambiguïtés des lieux et de la relation qu’ils entretiennent avec ces corps. Entre ces deux pôles, corps et lieux, tous les possibles s’ouvrent dès lors vers une fiction inépuisable. Chaque séquence photographique semble ainsi manifester une attente, comme quelque chose de nouveau qui ne viendrait pas. Brutes et simples, les photographies d’Enna Chaton permettent alors des centaines d’hypothèses, mais toujours les dépassent pour garder leur propre mystère. Des hommes et la nature suffisent alors pour raconter et réinventer l’humanité…

La trame des photographies reste volontairement « minimaliste » : un lieu, un ou plusieurs modèles. La composition, l’agencement entre les corps est elle aussi toujours rigoureuse, réfléchie, et sans manière. Pourtant une charge émotionnelle s’en dégage de manière tellement intense qu’elle en devient presque palpable. La façon dont les modèles sont mis en scène par l’artiste souligne ici encore cette faculté, si particulière à son travail, à la fois de les enfermer (le mot est sûrement trop fort) tout en déployant une immense tendresse pour eux, et une force qui les amène sur le terrain de leur propre tabous. Le temps d’une photographie, les êtres se détachent du regard extérieur, pour laisser apparaître leur vérité, leur « moi », leur « je » mis à nu. Il semble y avoir beaucoup d’amour dans la façon dont Enna Chaton accompagne ses modèles, et en même temps une certaine violence, toujours positive, qui libère l’individu de ses servitudes contemporaines, violence qui passe d’abord par la mise à nu et ensuite par l’exposition de ce corps, et de son intimité. La photographie semble alors fixer un mystère contenu dans ce dévoilement qui surprend notre sensibilité, et nous pousse à aller au-delà de ce que nous croyons connaître de nous-même et de la figure humaine. Corps mis en scène et nudité brute deviennent alors des supports de libération de ce que l’homme, son esprit, avait enfoui, de ce que la société à rendu coupable. Une manière de questionner les sentiments et les désirs conscients et inconscients qui nous habitent. Une forme renouvelée, adoucie peut être, de la « sculpture sociale », développée autrefois par Joseph Beuys, qui nous amène à penser que pour Enna Chaton, il n’y a d’acte plastique véritable que dans le développement de la conscience humaine…

D’ordinaire, c’est plutôt la vidéo que l’artiste utilise pour filmer ses modèles et la rencontre tactile entre les corps. La décision de regard sur l’autre devient alors un ingrédient indispensable à la performance. Ici les regards se posent sur des corps distants, statiques, presque intemporels, qui évoquent alors une forme de sculpture, mais une sculpture qui est quand même performative, dans sa façon d’engager le vivant et de renouveler son questionnement sur la nudité. Nudité qui s’expose un peu partout aujourd’hui provoquant par ailleurs un phénomène de saturation, et qui, en définitive, ne dit pas grand chose sur l’individu. Chez Enna Chaton, au contraire, le nu n’a pas seulement vocation d’être montré en tant que tel, il est aussi porteur d’une signification, d’une tension, et se situe dans un contexte de représentation assez troublant ( rapport corps et paysages, rapport entre les corps…). Au final, après avoir vu ces photographies, il m’apparaît ne plus vraiment savoir ce qu’est un corps et sa nudité. Parfois même j’ai l’étrange impression que la nudité des modèles en montre moins que s’ils étaient vêtus. J’aurais alors presque envie de les voir habillés, pour les voir nus…

La série de nuit avec Steve, Stéphanie et Chantal ( Labarthe-Inard, juillet 2006 ), éclairés avec des phares de voiture, m’évoque  la première soirée passée ensemble par les deux protagonistes encore sereins de Gerry, le film de Gus Van Sant, avant qu’ils ne se perdent, abandonnés à eux même dans le désert qui engloutit leur esprit et leur corps à mesure qu’ils s’y enfoncent. « Le désert paraît donc être le lieu propice au basculement du cinéma de l’intime dans celui dit des « grands sujets ». En son sein, à l’écart du monde, peuvent se produire, tout aussi secrètement et obscurément, les crimes commis pour raisons géopolitiques ainsi que les crimes commis entre amis inséparables, à bout de souffle » ( Jean Maurice Rocher). Pourtant ici, la nuit, la nature et les modèles, sereins eux aussi, n’annoncent nullement une perte à venir, mais au contraire un jour nouveau en attente de se lever sur ces corps nus…

Céline Mélissent

Publié dans In love, exposition et publication, La vitrine de la Villa Saint-Clair, Sète, octobre 2001.

Pulsions sexuelles et amour de la beauté construisent notre éthique

L’intime imprègne tout le travail d’Enna Chaton. Convoquant d’abord son entourage proche, elle explore avec une certaine pudeur l’érotisme des corps. Aujourd’hui l’investigation se poursuit au-delà de toute filiation pour toucher de plus près l’intensité des expériences. A l’érotisme tacite et retenu des corps des parents, support de Mille petits sexes à jouir (photographies, vidéos et textes,1997-1999), se substituent ceux, plus enflammés, de jeunes gens mis à nu et guidé l’un vers l’autre ( Sans titre, 1/x, vidéo, 2000 ). Au repos succède la lutte. La transgression est clairement désignée comme un jeu qui lève et complète l’interdit, sans pour autant le supprimer. Et c’est bien de ce jeu dont parle la plupart des œuvres d’Enna Chaton. L’artiste cherche à capter les lâcher prises, les glissements, voire les dérapages. Quand le réseau des pulsions et le principe de plaisir gagnent et ouvrent sur autant de métaphores, de signes et d’images dans nos corps. Quand le désir soutenu par le fantasme satisfait la pulsion. Et que l’acte privilégie l’être sur la pensée, l’instinct sur la rationalité. L’accès à cette ouverture suppose effectivement des moments d’abandon, de présence à soi par l’autre. Des moments où le non-dit répond à l’embrasement érotique. La suspension du sens et l’aveu d’une défaillance indiquent l’envers d’une jouissance à venir. 

La vidéo intitulée Propos, titre provisoire, ( 2000 ) franchit une nouvelle étape dans le développement global de l’œuvre, et l’exploration de la sexualité comme élément structurant le sujet. Ici, l’aveu du désir dans le langage ouvre le champ du récit. L’image des corps disparaît au profit de monochromes de couleur, miroirs de la parole d’une vingtaine de personnes sur la question de la masturbation. Après le jeu, il s’agit plus expressément de redonner sa place au je. Si dans l’érotisme, il est toujours question de parer à l’isolement de l’être, comme le dit une des personnes interviewées, l’autoérotisme suggère qu’il est nécessaire de s’aimer soi-même pour aimer les autres. Même si le langage et la loi sont déjà là, et que la notion de péché ou de manque prend souvent un caractère démesuré. 

Le défi réside à parvenir à exposer ces visages dans leur nudité ; en d’autres termes à s’approprier la nature même de notre difficulté à dissimuler et à restituer le secret des corps et des cœurs. Exposer sans crainte ni complaisance une altérité qui ne ressort pas de la simple représentation. Mettre à l’épreuve le langage et laisser s’exprimer le trouble face au corps désiré, à la fois beau, vertigineux et risible. La réalité n’est pas réductible à son contenu pensé. Le corps retourne la représentation en extériorité, il est contestation permanente de l’importance attribuée à la raison. Il s’agit de se réapproprier son corps et de tenter de remédier à son déchirement.

Le dispositif proposé, un moniteur posé sur un socle, deux écouteurs et deux chaises, renvoie le spectateur à lui-même face à l’écran, à ses propres représentations mais également à l’autre, qui écoute simultanément et par conséquent aux tabous véhiculés par notre société. L’espace des je qui sont autrui, et de leur communion impossible nous rapproche et nous partage à nouveau. L’objet amoureux est métaphore du sujet. L’objet du désir est maintenu à distance, même si cette distance est intime, de l’ordre de la proximité. L’artiste provoque les rencontres et observe les corps, l’enregistrement se fait discret, le propos n’est pas le voyeurisme ou l’exhibitionnisme mais bien le partage d’une sensualité, d’une singularité irréductible comme point unique d’origine. L’exploration du désir est le propre de l’activité artistique et amoureuse. L’ambiguïté du travail vient du sujet même abordé à la fois archaïque et complexe, maîtrisé et pulsionnel, personnel et universel. Et sa pertinence, de la nécessité de mettre en cause le clivage occidental persistant, du corps et de l’esprit, de la raison et du désir. De manière indirecte, le travail d’Enna Chaton montre comment les pulsions sexuelles produisent aussi notre amour de la beauté et construisent notre éthique. Cette œuvre s’inscrit en résistance au phénomène de déréalisation actuel. Elle répond par une esthétique de la différence et une réalité plus proche au désenchantement et à la crise identitaire révélée en ce début de siècle. La société marchande est une forme extrême d’expropriation qui vide le langage et les corps de leur épaisseur, c’est pourquoi saisir l’être exposé et réinventer l’amour équivalent de nos jours à une prise de position politique.

STÉPHANIE ÉLIGERT

Extrait du texte publié dans In Love”, Enna Chaton, éditions de la Villa Saint Clair, Sète, octobre 2001.

Un geste d’un bout à l’autre happé par la plastique de sa sensualité

Le sexe parle et cette langue est l’objet des images de Propos, titre provisoire, 1 (vidéo, 13′ 48“, couleur, 2000) ; images abstraites, dirait-on, puisqu’aucun corps n’est visible dans leur champ et que la notion même de champ paraît s’être éventée en une massive surface monochrome. L’écran, diffusant ces Propos, est successivement rouge incarnat, jaune, rouge orangé, blanc, noir, rose fuchsia et chacune de ces successions varie le grain d’une voix, masculine et féminine, en train de parler la confidence de son sexe, celle de sa masturbation. Mais ces voix ne sont pas audibles comme ça, elles ne résonnent pas dans le lieu où les Propos sont montrés, et nos oreilles doivent se munir d’un casque, dont deux sont mis à notre disposition, cela pour les écouter, dans l’intimité. Deux chaises, aussi, sont face à ce moniteur dont Enna chaton dit qu’il est installé à hauteur de sexe. Cette disposition a quelque chose qui défait l’a priori d’abstraction que, d’emblée, notre œil put avoir quant à ces images monochromes. Peut-être, d’ailleurs, devrions-nous écrire une couleur plutôt que monochrome, lequel mot, monochrome, sature les signes de son étymologie et détourne le discours vers le relief de sa technicité. Cela, ce n’est pas compatible avec le geste d’Enna Chaton, geste d’un bout à l’autre happé par la plastique de sa sensualité et pour qui, dans ces Propos, les couleurs sont comme des cadeaux offerts à ses modèles : l’artiste leur offre, à la manière d’une gourmandise, le choix de l’image qui habillera le son de leur confidence. Le rouge incarnat, le jaune et le rouge orangé, le blanc écru, toutes ces couleurs qui défilent sur l’écran ont été choisies par chacune des personnes à qui l’artiste a posé cette question finale : Quelle couleur donneriez-vous à la masturbation ? Rien n’est moins abstrait donc, moins spéculatif que ce montage de couleurs, un montage qui est encore une autre manière de palper les corps, de les toucher lorsqu’ils projettent la couleur de leur masturbation. Et cette couleur ne se substitue pas à leur image, il n’y a pas de dialectique entre l’une et l’autre et le corps des modèles n’a pas déserté le champ. Enna Chaton venait, s’asseyait face à son modèle, lui-même assis face à elle, et elle posait sa caméra sur ses genoux, à hauteur de son sexe, et ce que la caméra prenait dans son champ était aussi à hauteur du sexe du modèle, mettant en branle la langue de sa masturbation, celle qui unit sa main à son sexe. Mais tous ne livrent pas cette langue. Souvent, elle se camoufle derrière un logos et un lexique en-deçà desquels elle frappe, secrètement – dans l’ellipse ou la récurrence d’un mot, dans le souffle qui sépare deux autres ou le bruit de la salive dans une bouche qui hésite à dire quelque chose et dont nous devinons, selon le grain de sa liquidité, ce qu’est sa masturbation. C’est cela que permettent les couleurs dans Propos, titre provisoire, 1 : voir ces choses qui ne sont pas visibles – le bruit d’un sexe, la voix de sa masturbation – les voir s’incorporer dans la matière de l’écran, une matière VHS dont le granulé, le relief plient l’étoffe de ces intimités.

Philippe Bissières

À propos d’un tournage vidéo d’Enna Chaton dans Fluides, exposition de Céleste Boursier-Mougenot dans la Hab Galerie à Nantes, avec Stéphanie, Véronique, Marion, Ludovic, Audran, Elvis, Christian, Jean-Loup, Tony, Guy, Éric, Valérie, Louis, Gwenaëlle, Benoît, Franck, Chantal, Charlotte, Thierry, Sophie, Maureen, Paula, Aude, Nathalie, Lucie, Renaud, Alice, Olivier et Philippe. 17-18 septembre 2018.

Le Jardin des délices

Deux jours durant, vingt-neuf volontaires sont au rendez-vous nantais proposé par Enna Chaton dans l’ancienne Halle aux bananes – Hab – habitée par quatre œuvres immersives de Céleste Boursier-Mougenot. Le plus grand nombre a visité l’exposition et visionné les vidéos réalisées par Enna dans d’autres installations du même artiste. Libres de tous bijoux et accessoires, riches de leur originelle nudité, de leur humaine condition, des creux et courbes du corps que le temps modèle, creuse ou augmente, ils doivent être hiératiques, présents aux œuvres parcourues et à eux-mêmes, centrés et concentrés, sans l’écume manifeste de leurs émotions, ni mouvements et positions qu’emprunte l’ordinaire contenance. Statues sensibles en marche, isolés, ils sont vigies au regards voilés qui se perdent. Groupés, compacts, bras au long des corps, ils sont kouroï et korês, effigies nues et sacrées marchant depuis la Delphes antique. Enna Chaton est leur oracle. Énergie silencieuse concentrée sur le groupe, sur chacun-e, sur la tenue des corps, leurs déplacements, sur l’image, le son, le matériel, les batteries en charge, les cartes-mémoires délestées, les transferts d’images, le contrôle sur ordinateur des plans et sons enregistrés, Enna demeure ordonnatrice prévenante, douce démiurge.

De chair et de braise

Le sas d’entrée plonge dans l’inactinique lumière rouge d’un laboratoire photographique. Les veines s’y révèlent, zébrures d’éclairs fixées sous les peaux livides qui se frôlent, indice et promesse de révélation d’un nouveau monde sensible. Laboratoire de sons tout autant : les poussées de sève et craquements amplifiés du bois de chênes lièges – voisins mais encore invisibles – mutent en crépitements cristallins, stridences par saccades, poussières de sons qui s’entrechoquent dans les hautes fréquences. L’état de nature réputé immobile se révèle trépidant. En fin d’après-midi, le soleil à l’ouest inonde l’espace, le carmin se fait vermillon, le sas devient sauna flanqué de bancs de parpaing alignés pour une assise égalitaire partagée le long des murs. Derrière les baies vitrées, la rive nord de la Loire brûle d’un gigantesque incendie. Les reflets protègent en partie des regards extérieurs, mais quelques passants attentifs s’arrêtent, interloqués ou amusés par cette énigmatique vision de spectres nus rougeoyants échappés du troisième volet d’un Jardin des délices antichambre de l’enfer. L’art contemporain interroge.

Hécatombe dans la suberaie

Les corps réunis se penchent un temps – reflets d’ébène – autour de la flaque noire du piano à queue affleurant le sol dans le bosquet de chênes-lièges. Puis se dispersent lentement, invités à s’immobiliser à leur convenance. Certains, se figent debout, arbres à claire et douce écorce, peau frémissante, animés d’à peine visibles balancements, de mouvements ténus qui révèlent la tension des muscles pour maintenir l’équilibre de la position ( enregistrerait-on leur énergie qu’elle composerait peut-être une musique semblable à celle des végétaux qui entourent, transmise par des capteurs, rouges banderilles plantées dans les écorces crevassées ). Mais la plupart, souches allongés – tombées de corps figés dans la pose – trouvent une position de confort – gisants qui s’abandonnent très vite dans la détente des muscles. Ceux-là ferment plus facilement les yeux, s’évadent et s’habillent des nappes sonores qui les enveloppent.

Enna Chaton propose des mouvements au groupe et leur suspension. Chorégraphe intuitive, elle arpente sans bruit le sous-bois organique, humain et végétal tout autant – à ce moment, vingt-six corps pour vingt-six chênes lièges –, glisse, contourne, tour à tour enregistre le son et l’image, déploie ou réduit le trépied, le supplante parfois, s’accroupit ou se hausse sur la plante des pieds, cadre, prend du recul, filme, plans fixes ou balayage de l’espace. 

D’une poignée de cerises, le fracas

Des cerises, les noyaux seuls s’avèrent musicaux et requis comme instruments pour leur percussion régulière, claire, résonnante des fûts et cymbales d’une batterie lentement enfouie sous des millions de projectiles. Leur chute cyclique de la verrière est gouvernée par l’émission de hautes fréquences sur le site. Le recouvrement de la batterie témoigne de leur abondance et de notre propre submersion quotidienne. Autour de la dune circulaire qui s’élève, les corps forment une ronde, frémissant de variables sursauts à la grêle soudaine. 

Jours et heures passant, les œuvres deviennent familières, les participants complices. La musique lancinante des unes est lente hypnose, l’attention réciproque des autres a créé un entre-soi bienveillant. Les partages de pauses ont rapproché. Ainsi, ce cercle formé autour de la batterie ensevelie est-il celui d’un seul corps polymorphe et d’un unique regard dont les battements de paupières applaudissent l’œuvre mutante… 

Mandarins à la volée

L’enceinte d’une immense volière – cinq cent mètres carrés sur quatre mètres de haut – est un brouillard de tulle pénétré dans une pluie cliquetante de chaînes entrechoquées. Les corps groupés font essaim vagabond. Des oiseaux sont nuée dans leurs envols collectifs. Chaque cohorte décrit d’amples orbes autour des guitares, nids, perchoirs et cymbales-abreuvoirs dans le sable. Puis, humains et passereaux se figent. Les premiers, dispersés maintenant, bornent les allées circulaires imbriquées. Quelques uns des seconds, perchés en couples galants sur les cordes d’acier, se becquettent tendrement. Amoureux musiciens  qui s’ignorent, ils improvisent sans partition un concert en mi majeur mixé, amplifié, et répétée en subtils échos. Dans les grappes de boulins en fibres tressés qui font nids, sur les perchoirs, plus nombreux sont les badauds emplumés agités, distraits qui s’appellent, se rapprochent, bavardent, pépient et clament discours sur tous les tons des aigus. Des diamants rubis, bleu, aurore ou phaéton, à bavette, à gouttelettes, à queue verte ou de feu, à bec rose, de cire ou de perroquet… les mandarins sont les plus connus pour leurs capacités d’interprétation des sons et de réaction aux chants de leurs congénères. Jouent-ils à leur tour avec ce dispositif électro-acoustique ? Ils se pourrait que la centaine de performeurs en deviennent familiers et puissent, comme nous, regretter la fin de ce paradis, exposition des corps et des œuvres…

Géographie méditative

C’est la vingt-quatrième fois que des diamants mandarins sont auxiliaires musiciens de Céleste Boursier-Mougenot, Pour les sous-jacentes énergies de l’écorce des arbres, c’est une première sous cette forme pianistique et électro-acoustique. Venise vit bouger des pins parasols par la même dynamique de la sève et de la photosynthèse. Réactivées ou princeps, les œuvres sont intimement liées au lieu, à la géographie des espaces. Les frontières entre elles peuvent s’abolir si l’architecture le permet. Il en est de même des musiques, concertantes. La pluie de noyaux ponctue de soudains accents vibrionnants les vagues de sons qui tiennent du métronomique ressac océanique voisin. La magie tient à l’improbabilité des dispositifs. La technologie discrète sert ici la poésie. Ces musiques, essentielles, invitent les regards à se porter à l’exacte frontière entre réel perceptible et au-delà de l’imaginaire de chacun, rêves éveillés qui voilent les yeux sans en éteindre l’éclat. La dimension méditative du dispositif se redouble des itinéraires exactement circulaires croisées par l’artiste dans la grande équerre de la Hab. Jamais rectilignes, les déplacements que le sol impose impliquent des cycles d’approche et d’éloignement des focus sur les œuvres, de réguliers retours sur d’anciennes traces. Quelque chose d’une circumambulation dans un mandala subreptice…

Évidence poétique de la nudité

Ces installations de Céleste Boursier-Mougenot – conçues comme organismes vivants animés d’une énergie et d’un langage sonore propre à la fantaisie d’oiseaux, à la montée de sève des arbres ou à la densité des ondes électro-magnétiques ambiantes – ici prennent corps, corps manifestes dont le langage singulier supplée le silence. L’évidence du travail d’Enna Chaton et la nécessité de la nudité ressortent de deux registres. L’un relève du premier matin du monde, d’une genèse précédant toute norme et tout clivage que feraient apparaître de quelconques indices ou vêtures distinctives. La différence des corps n’établit pas de discrimination. L’autre tient aux camaïeux de chairs qui sourdent des dominantes ocres du bois, du sable ou des noyaux. Il n’y a de forte rupture chromatique dans les œuvres installées que celle du rouge vif des becs des mandarins, des fines électrodes plantées dans les écorces et des filtres chromogènes du sas. De cette archaïque harmonie naît le trouble jouissif d’une augmentation de l’œuvre par les corps, d’une possibilité de suspension des conformismes comportementaux et des jugements pudibonds, de l’instauration d’une extra-territorialité sensuelle, poétique mais bien réelle.

Il est difficile de quitter la Hab sans s’attarder. Dans le couchant du soleil, chacun des deux soirs en terrasse bistrotière, une belle tablée joyeuse et émue prolonge par l’échange et le partage l’expérience des sens. Moment de décompression spatiale, sentiment d’un vide à venir, antidote d’une nostalgie déjà naissante…

PHILIPPE BISSIÈRES

En hommage à Claire / Stéphane, à propos d’une série de photos de Protocole-S, décembre 2018. Édition d’un objet graphique disponible sur demande auprès d’Enna Chaton.

Moire noire

À Claire

Tu es jaspée
Tu es changeante
Tu es irisée
Tu es ondoyante
Tu es perlée
Tu es chatoyante
Tu es nacrée
Tu es opaline
Tu es lustrée
Tu es légère
Tu es diaprée
Tu es sinueuse
Tu es mouchetée
Tu es étincelante
Tu es aérienne
Tu es transparence
Tu es vaporeuse
Tu es phosphorescence
Tu es fantasmagorie

Tu es forte et fragile
Tu es secrète et exhibes
Tu es obscure et brilles
Tu es ensemble papillon et vers luisant
Tu es lustrée sans être polie
Tu es lumière et ténèbres
Tu es sinueuse et chaos
Tu es plis et déplis
Tu es vagues et écume
Tu es courants et marées
Tu es voile et faseyes
Tu es rayone et rayonnes
Tu es marbre et transparence
Tu es charbon et cendres
Tu es arsenic et silex
Tu es onyx et œil de tigre
Tu es quartz et hématite
Tu es diurne et nocturne
Tu es brume et nuage léger
Tu es sismomètre et sismogramme
Tu es tracés et cartes mouvantes

Tu es vallées et monts perdus
Tu es tulle incandescent
Tu es calamistrée et friselée d’argent
Tu es souple tarlatane sans apprêt
Tu es crêpe et mousseline
Tu es surfine et noire singalette
Tu es parure et chamarrure
Tu es folle dentelle et guipure
Tu es séduisante et t’efface
Tu es résille et aguiches
Tu es jupons et volants
Tu es fétiche et fragile
Tu es somptueuse et effacée
Tu es discrète et flamboyante
Tu es mouvante et émouvante
Tu es secrète et ardente
Tu es brillance et fulgurance
Tu es de rêve et de cauchemar

Tu bois la lumière et scintilles
Tu découvres sans avoir masqué
Tu esquives et révèles
Tu glisses et te figes
Tu luis et miroites
Tu provoques orbes et vifs éclairs
Tu dessines et surlignes
Tu drapes sans couvrir
Tu abolis dessus et dessous
Tu trames et te chaînes
Tu séduis et inquiètes

Tu pares les vivantes confrontées à la mort
Moire noire

PHILIPPE BISSIÈRES

À propos du travail d’Enna Chaton. 2017.

L’Enveloppe de l’art

L’évitement de la moralité normative

Le statut de la photo de nu en public interroge. Les naturistes photographient des instantanés d’activités de loisirs et de vie quotidienne, des brochettes de groupes et couples ou des poses affectées, empruntant à la photo de charme une prétention «artistique». La photo, toute sourire et majoritairement féminine, respecte au plus près les schémas sociaux traditionnels, reproduction d’une vie normale. C’est  une pratique amateure liée au contexte de la prise de vue, à des intentions significativement prosélytes. Les couleurs, souvent passées, connotent un corpus ancien de plusieurs décennies, corroboré par les modèles de véhicules en arrière plan de certaines photos. Réalisée dans des espaces réservés, illustrative, elle revendique simplicité et naturel. Pourtant, elle génère facilement l’ironie.  Les nudistes, eux, sont enclins à se dénuder dans l’espace public pour susciter le débat, illustrer une résistance ou un combat. Leur photo est témoignage, acte politique. Elle génère le respect. 

Enna Chaton est ailleurs. Elle ne revendique objectivement rien, sinon cette indécision assumée du sens qui autorise toutes les interprétations – hormis la provocation. Le protocole, sans finalité affichée ni effet de style, minimal, suscite le questionnement de chacun. En cela, il est déjà artistique. Sa force est de receler une énergie contenue sans aucune intention explicite, surtout pas celle de faire de «belles» images. La nudité est si évidente, si tranquille, qu’elle efface graduellement la gène des participants, public visiteur ou intervenants. Pour autant le trouble demeure, que la proximité renforce, condition de la mobilisation du regard. Que celui-ci, furtif, puisse se porter sur les pubis et les verges est le juste négatif de l’interdit commun.

Le champ de vision s’élargit cependant. Mobiles ou immobiles, les participants sont dans une dynamique interne soudée par la curiosité, le partage du projet et l’empathie que génère l’auteure. En retour, le dispositif protège ses intervenant-e-s. Il confère de la dignité. Se mettre publiquement à nu fragilise, déstabilise, même des volontaires. Ici, le collectif, multipliant les différences, les relativise sans les abolir. La fragilité de chacun est une force perceptible. Le statut de l’artiste, l’implication personnelle d’Enna au sein du groupe crée, autour des personnes qu’elle filme ou photographie, une forme d’enveloppe protectrice, perméable à la sensibilité, imperméable à la moralité normative du code napoléonien en usage ou à la critique individuelle des sujets et de leur physiologie. Tout esprit de moquerie ou forme de rejet du public est suspendue, que le travail soit performance ou tirage photographique. L’œuvre génère l’émotion.

PHILIPPE BISSIÈRES

À propos du projet Paysages. 2017.

Les Torches sensibles

L’exploration d’un état de nature

Dans les images de la série des Paysages – particulièrement en forêt, mais partout, une fois le phénomène relevé – la lumière n’apparaît plus banalement réfléchie par la carnation, mais émane de la peau. Les corps se font lumière, la nudité les rend de partout et sans rupture incandescents, torches sensibles élevées dans l’ombre, qui résistent à la clarté. À cela, la pose, généralement debout et sans afféterie, confère un hiératisme connotant la statuaire nue antique – Kouros et Koré de la Grèce archaïque. Elle attribue aux sujets une antériorité immémoriale, une inscription dans l’intemporalité. Les corps subliment leur état natif. Ceux qui se disposent de face renforcent encore ce sentiment. Point n’est besoin d’attributs accessoires. Plus que Mathilde, Anne, Pierre, Paul ou Jacques, c’est  une Humanité qui se dresse, inentamable, dans tout désert, toute friche, tout inachèvement organique (Les Maisons grises) ou toute beauté paysagère.

On mesure la force et la pertinence de cette proposition de nudité ordinaire à imaginer l’insignifiance, sinon sociale et discriminante, de scènes semblables, où chacun serait vêtu à son habitude, dans les mêmes lieux et positions. Du coup, il pourrait s’agir d’une hypothèse de standard de la représentation, de la vie courante, qui rende archaïque toute vêture et, partant, toute mode. Projet utopique bien sûr, mais dans cette transgression réside son intérêt : celui du frottement rugueux avec notre habitus. Cette intuition a déjà été exploré par des artistes dans des situations quotidiennes, mais ici, Enna Chaton se passe de tout accessoire, artefact de mise en scène, qui puisse confiner à la parodie ou à la comédie de mœurs. Chacun-e se place, se cadre intuitivement dans le paysage. Déplacements et permutations entre chaque prise de vue. Tissage d’un réseau de regards. Tissu de relations potentielles, suspendues, créé par superposition de schémas invisibles au fil de la prise de vue. Échiquier d’un jeu sans enjeu. Un, deux, trois, soleil ! Complice des arbres, ce dernier règle le bal, distribue les rôles, hiérarchise la partie, fait et défait l’émergence des corps, les irise, les découpe, les brûle, les efface. 

PHILIPPE BISSIÈRES

À propos de Dérives, acquaalta, vidéo tournée dans l’exposition éponymes de Céleste Boursier-Mougenot au Palis de Tokyo en …. 2017.

Les Plis du Styx

Apocalyptique dérive d’une banquise anthracite torses de bronze lumières en éclats fugaces stridence modulée de l’infernale machinerie cortège des corps émergeant de la nuit au jour corps blafards dessinés au charbon verges pour balanciers et testicules pour tare bientôt morts passeurs de leurs propres cercueils lancier figure attique du gardien blessé des ténèbres corps abandonnés étrangers à leur sort funeste théâtre d’ombre peaux blanches d’ignorer le jour figures noires que dessine des ellipses de rare lumière

«Il entra même aux gorges du Ténare, portes profondes des Enfers, et dans le bois obscur à la noire épouvante, et il aborda les Mânes, leur roi redoutable, et ces coeurs qui ne savent pas s’attendrir aux prières humaines. Alors, émues par ses chants, du fond des séjours de l’Érèbe, on put voir s’avancer les ombres minces et les fantômes des êtres qui ne voient plus la lumière, aussi nombreux que les milliers d’oiseaux qui se cachent dans les feuilles, quand le soir ou une pluie d’orage les chasse des montagnes : des mères, des maris, des corps de héros magnanimes qui se sont acquittés de la vie, des enfants, des jeunes filles qui ne connurent point les noces, des jeunes gens mis sur des bûchers devant les yeux de leurs parents, autour de qui s’étendent le limon noir et le hideux roseau du Cocyte, et le marais détesté avec son onde paresseuse qui les enserre, et le Styx qui neuf fois les enferme dans ses plis. Bien plus, la stupeur saisit les demeures elles-mêmes et les profondeurs du Tartare, séjour de la mort, et les Euménides aux cheveux entrelacés de serpents d’azur; Cerbère retint, béant, ses trois gueules, et la roue d’Ixion s’arrêta avec le vent qui la faisait tourner.»

Acier acéré de silhouettes tranchées chaos fractal corps pantelants pétrifiés peaux émaciées zébrées d’éclats lumineux flammèches vibrantes fugaces sur les poitrines les membres les sexes les chairs rescapés sensibles d’après l’Apocalypse cohorte mouvante aimantée dans la tectonique du collectif à la dérive impossible singularité de destin inentamable singularité des corps cohortes sereines déambulation par vagues d’enveloppes charnelles ocres brunes pétales de rose pétales d’ivoire pétales de nacre pétales de sable pétales d’albâtre pétales de marbre pétales d’ébène eau noire frémissante de reflets érigés en colonnes de lumière d’un ordre dorique liquéfié résurgence des sentiments noyés enfouis profondément balancement entre l’effrayante errance des âmes solitaires et silencieuses et l’état de détachement absolu dans un au-delà exempt de passion métaphysique de l’absence à soi à l’autre au monde tout autant que superposition sensible d’épisodes lumineux où épaules nuques ventres fesses bras seins hanches verges omoplates touffes jambes visages pubis cheveux bourses cuisses regards à l’infini sont autant d’orifices insondables et d’éminences émouvantes fragments épars d’une humanité démembrée.

– Virgile, Les Géorgiques, Chant IV, vers 453 à 530. Mythe d’Orphée et Eurydice.
– Mânes, les âmes des morts.
– Érèbe, les Enfers, situés au centre de la terre.
– Le Cocyte et le Styx, deux des cinq fleuves infernaux avec l’Achéron, le Léthé, le Phlégéton. Le Styx, le plus impressionnant, se développe sur neuf boucles qui enserrent les Enfers.
– Tartare, l’une des régions des Enfers, celle des grands criminels voués à des supplices éternels.

PHILIPPE BISSIÈRES

À propos d’une série de photos de Protocole-S, décembre 2018

Plis et déplis

Des plis de l’histoire et de l’art

Pli plat, pli couché, pli creux, pli double, nervuré, rond, piqué, cassé, droit, roulé, croisé, combiné, portefeuille, accordéon, déjeté, déversé, antiforme ou synforme, synclinal ou anticlinal… le pli a une charnière, une voûte, une crête et un cœur, parfois une âme: il est technique ou de fonction, pli de flexion, du linge rangé, des cheveux mis en formes, de missive cachetée ou scellée, de mors de bride et on le ramasse au jeu…

Le prendre est se soumettre, mais gare au mauvais et il en est de faux. Il est des plis du cœur, du cerveau, de la bouche, du bras, du fessier et de l’aine. On se plie et déplie dans le sommeil et on plie aussi un cheval et un origami! L’espace temps a ses plis. L’univers et la pensée ont leurs plis, l’imaginaire son drapé.

« Fais ce que je vais te dire : rejette tes vêtements, abandonne le radeau, et nage jusqu’à la terre des Phéaciens. Prends ce voile, étends-le sur ta poitrine et ne crains plus ni la douleur ni la mort. Lorsque tes mains auront touché la plage, détache ce voile, et jette-le loin des rives, dans la mer ténébreuse, en détournant le visage. » Ainsi la belle Ino – mortelle autrefois, déesse à ce moment – conseille-t-elle Ulysse pour qu’il survive à la tempête déclenchée par Neptune dans le Chant V de L’Odyssée homérique. Hommes, tissus, fluides ont depuis destins associés. 

Libéré de tout référent d’usage, le pli encourage à l’envi la métaphore marine. La tempête est un moyen littéraire de créer une péripétie nouvelle ou un suspens. Elle a aussi fonction de faire valoir. Le pli se forme en surface de même que l’intempérie. Il se soulève, se démultiplie, s’amplifie en vagues suspendues sous des crêtes lisses d’écume blanche. L’étoffe se tend et se détend, frémit d’ondulations creusées en sillons, aplanies aussitôt dans un désordre apparent que gouverne la physique des fluides, chaines et trames de laine, lin, coton ou polyester croisées. 

Chaque pli est une déferlante brisée sur un relief sous-jacent ou sous le poids de la matière, cassée et re-cassée en chutes et alvéoles multiples, cavités profondes qui rapprochent les contraires, se referment comme lèvres charnues sur des palais muets déserté des langues, vortex qui s’ouvrent et s’enfoncent dans la profondeur occultée du tissu, maelströms qui brouillent les formes, s’élèvent et tombent sans bruit – chute et retenue de l’étoffe lourde, cascade frémissante sur les froissements à l’infini de l’étoffe légère –, plissés qui rebondissent en rangs serrés, chaque pli en entrainant un autre, colonnes doriques vrillant torses par endroits, toutes dressées ou couchées au grès des supports – du corps, la tête, les épaules, thorax, genoux, cuisses, entre-jambes, pieds – à l’abandon dans une architecture de fractales combinées et de chaos général. Une infinité de courbes et contre-courbes à variations homéomorphes, en mouvement qui brouillent les distances, qui se jouxtent et se touchent. La lumière accroche les arrondis, décroche les creux, dessine violemment les angles, la cassure des plis, estompe au-dessous les douces dépressions, s’efface au-delà des crêtes, multiplie les ombres qu’elle réunit ensuite, ondoie sur les faux-plats, vibre de mamelons en mamelons, comme une marée qui se retire d’une plage plane sculpte des dunes et ridules à l’infini. Et l’impulsion du mouvement demeure toujours intacte loin de sa source. 

Le pli enveloppe et développe, couvre et découvre, cache et révèle, dessine et souligne, ombre et amplifie, d’un drapé fantasque suggère davantage qu’il ne révèle la forme couverte, désigne et efface à la fois, égare la reconnaissance et laisse l’esprit vagabonder à son tour en interprétations fluctuantes dont l’artiste se saisit et le spectateur avec lui. 

De mémoire de statuaire, Socrate, Platon ou Aristote ne se drapent pas seulement dans leur dignité de philosophes. Les chitons, que portent les Hellènes plusieurs siècles durant sous d’amples himations jetés sur les épaules, sont les premiers drapés dont les nombreux plis – formés à l’ongle – signent le confort de l’usage par les hommes autant que par les femmes. L’aurige de Delphes lui-même, dans l’exercice de la conduite d’un char, porte cette longue tunique de lin au plissé rapproché et régulier, blousante au-dessus de la ceinture. Chiton ionique dit-on, tant la silhouette hiératique est proche de la colonne éponyme. En cela les Grecs anciens prolongent l’usage du drapé par toutes les civilisations des pays chauds depuis Sumer – « l’humanité drapée » définie par Marcel Mauss en opposition à « l’humanité cousue » des pays froids. 

En 1907, Mariano Fortuny y Madrazo réinvente ce passé grec et nomme Delphos son modèle emblématique de longue robe droite en soie précieuse plissée finement. « La robe de Fortuny que portait ce soir là Albertine me semblait comme l’ombre tentatrice de cette invisible Venise » écrit Marcel Proust. En 1989, Issey Miyake en propose une évolution en polyester qui fait encore florès.

Des plis, les épiphanies

1500 ans avant notre ère, les almées égyptiennes, poètes de cour autant que danseuses, chanteuses, musiciennes et parfois guérisseuses, se vêtent d’étoffe amidonnée plissée dans un moule en bois à sillons d’où elle ressort gaufrée. La sage et belle Néfertari Meritmut, premère épouse et proche conseillère de Ramsès II en est parée dans la tombe qui la célèbre. Le pli est rigide, le pli est artistique, le pli est royal, voire divin.

Dans l’Europe byzantine, romane et gothique, l’étoffe est un luxe. Apanage de la richesse et du pouvoir – fût-il d’ordre spirituel– drapés et plis confèrent autorité au sujet. Les vêtements des serfs, valets et paysans, ajustés au plus près, en sont dépourvus. La quantité d’étoffe portée est indice de puissance et de rang. Cassés, contrariés, des robes de velours, pourpoints de soie, turbans dressés, suaires humides, voiles empesés, fichus sévères, les plis se ramifient, essaiment, ruissellent, cascadent en majesté, s’écrasent au sol. Tableaux et sculptures en témoignent. Les Flamands excellent : Jan Van Eyck, Hans Memling, Rogier Van der Weyden, Martin Hoffman rivalisent d’étalage de soies brillantes, lourds velours et passementerie chargée. On imagine l’embarras de porter de tels échafaudages et montagnes savamment accidentées s’il fallait se déplacer hors du cadre. 

À la Renaissance, en 1442, Guido di Pietro – le Fra Angelico de la postérité – peint Le Sermon sur la montagne sur le mur d’une cellule du couvent San Marco à Florence. Un immense drap de belle étoffe dorée paraît recouvrir les entablements rocheux. Les plis tranchés et géométriques descendent en cascade sèche d’un mont que le lointain violace. À le voir, s’impose le raccourci troublant du souvenir de l’emballage du Pont-Neuf par Christo et Jeanne-Claude en 1985… Les apôtres de la fresque portent tuniques de pourpre, violet, rose, indigo et émeraude, toutes plissées de courbes que les ceintures redoublent sous la taille.

Vers 1480 et après la mort de son fils, Andrea Mantegna peint un gisantLamentations sur le Christ mort. Le linceul ondule en plis étroits, écrasés. Collé sur la peau, le tissu dessine la morphologie puissante d’un homme musclé. Il faut que l’étoffe soit légère pour être souple à ce point. À regarder le tableau en perspective, ce n’est pas vers la plaie sur le côté, à peine visible pour nous, spectateurs, que Marie et Jean dirigent leur regard, à travers leurs larmes, mais le sexe du Christ, enveloppé dans le linceul de telle façon qu’il apparait désigné au regard, les testicules plombant le tissu, la verge gonflant un pli au-dessus,
à gauche. Il a fallu qu’une main habille ce sexe, pousse délicatement le linceul du bout des doigts entre cuisses et scrotum, passe sous la tige et la couvre d’un revers de drap jusqu’à la limite extrême du gland posé sur le ventre et pas davantage. Un geste votif intime, d’amour et de respect. De successifs déploiements du tissu tombent en cascade de plis identiques dans l’entre-jambes et prolongent la chute des bourses. Le dessin appuyé du drapé souligne qu’entre deux états de divinité, le Christ est homme. Le visage de Jean serait, dit une tradition, un autoportrait du peintre, du père. Lamentations sur un homme mort: réaliste, symboliste et mystique tout à la fois, le Padovan affirme à son tour: Ecce homo, dans la force de l’âge. Le drapé du peintre révèle ici ce qu’il est censé cacher au nom de la morale chrétienne. 

En 1470, Leonardo confirme l’usage morphogénique des tissus dans des études de Draperie pour une figure assise: l’étoffe lourde et souple épouse les formes du corps au plus près. Le drapé – modelé d’indications délicates d’ombres et de lumières – est moyen d’exalter l’anatomie humaine. 

En 1499, avec la Pietà, Michelangelo Buonarroti surprend Giorgio Vasari par sa virtuosité: « Cela relève du miracle : qu’un rocher informe ait atteint une perfection telle que la nature ne la modèle que si rarement dans la chair » et dans les plis osera-t-on. Larges, pesants pour le drap épais du linceul du Christ, serrés, souples
à l’excès pour l’ample chemisier et le fichu de la Vierge, à ce point tourmentés et polis à briller, que l’étoffe fine paraît mouillée sur le buste et en souligne les formes juvéniles. À la même période, Albrecht Dürer prolonge encore la tradition gothique, dessine et grave des plis cassés durement dans des tissus empesés d’amidon.

En 1520, Ludwig Krung représente un enroulement du perizonium – ce drapé de tissu emprunté aux Crétois minoens pour masquer le sexe du Christ à partir du VIIIe siècle – entre les jambes d’un Homme de douleurs tant proéminent et vertical qu’on ne peut qu’imaginer l’emmaillotage d’une verge solide turgescente. L’érection, promesse de résurrection.

Plus tard, avec Gian Lorenzo Bernini, le drapé baroque de l’extase confine à l’extase du drapé. Tout est pli infiniment. La tempête qui soulève en 1652, puis en 1672, les draps des coules de Sainte-Thérèse et de la bienheureuse Ludovica Albertoni est celle de l’élan mystique. La furie de la pierre révèle les tourments de l’âme. 

En 1753, Giuseppe Sanmartino voile entièrement un Christ mort d’un fin linceul de marbre. Le drapé transparent et fluide coule comme une eau sur le corps. Les plis serrés sont autant de lambeaux de chair arrachés au visage, aux bras et aux pieds. Du corps supplicié, ils ne cache rien des stigmates creusés. Fascination d’un hyperréalisme virtuose avant l’heure.

Vers 1768, un orage de jupons en satin et organdi joyeusement libertin, bouillonnant de volants et dentelles couleur chair qu’une jambe relève opportunément pour en révéler les dessous, offre par l’entremise de Jean-Honoré Fragonard Les Hasards heureux de l’escarpolette à un Receveur général du clergé émoustillé par sa maîtresse. 

Au XIXème siècle, vierges éplorés, anges et nymphes pensives sinon lascives, roides militaires drapés dans l’étendard de la Nation pénètrent immobiles les grands cimetières de l’Occident, figures romantiques de bronze et de pierre qu’épuise le deuil. Les drapés solennels sur-signifient l’accès des défunt·e·s à une exceptionnelle grandeur, doloriste, héroïque ou financière. Des mort·e·s, ils exaltent, de manière fastueuse et ostentatoire, les vertus publiques exemplaires, universelles et privées, la grandeur de l’amitié et de la sociabilité, le dévouement à la famille, à la collectivité et à la patrie, les talents, le génie… et aussi la réussite sociale. Lourde mission de bien-pensance pour tant de plis néo-classiques et pompiers.

En 1980, à Nice, Orlan, visage et seins peints en blanc, enchâssée dans un cube transparent, est enveloppé dans les draps d’un trousseau de mariée. Les plis baroques s’enroulent, se déroulent autour du corps de l’artiste, tendus hors de la boîte par des fils que tirent et lâchent des assistants. Ces mouvements de plissés-déplissés sont transmis sur des moniteurs vidéo. L’Étude Documentaire : Le Drapé – Le Baroque… déconstruit, déplie au réel, le mythe de la sainte extatique autant que de la mère universelle. Robes sans corps, prolonge en 2009 une représentation de tourbillons glorieux et figés dont le corps s’est absenté, les Sculptures de plis ne conservant que la mémoire amplifiée de vulves ouvertes. 

En 1995, Christo et Jeanne-Claude emballent le Reichstag de cent mille mètres carrés de polypropylène doublé d’aluminium avec quinze kilomètres de corde bleue. Les plis, serrés, tirés au cordeau comme fraises aux cols de gentilhommes, re-qualifient dans l’ère moderne un bâtiment marqué par la tragédie de l’histoire allemande récente. 

À partir de 1966, dans le travail d’Ernest-Pignon-Ernest, les drapés violemment contrastés par le dessin ou la sérigraphie des blousons, chemises, robes de madones, hardes de gisants, prisonniers, migrants anonymes, autant que d’Arthur Rimbaud et de Pier Paolo Pasolini, se doublent des plis fins et aléatoires du papier détrempé collé à même le crépis des murs, comme veines courant à la surface d’une main qui a vécu. En 2014, dans ses Extases en estompes de fusain, des corps de nonnes efflanquées les drapés se séparent enfin et révèlent leurs chairs émaciées et sublimes, sans autres plis que sillons des côtes, seins, ventres, aisselles, paumes et clavicules d’humaine complexion…

PHILIPPE BISSIÈRES

À propos d’une photo du projet Paysages, session prise à Beaumont-en-Diois. 2017.

Le Déjeuner d’Aphrodite

De la prise de vue à la révélation des pixels

En 1863, Édouard Manet, installe une femme nue dans un paysage forestier en compagnie d’hommes conversant, pour qui cette nudité semble naturelle. La femme nous regarde, accueillante. C’est le Déjeuner sur l’herbe et l’invention d’un regard moderne et cru porté par l’artiste sur les mœurs de l’époque. Il y a dans certaines images forestières d’Enna quelque chose du prolongement de ce déjeuner par un Départ pour Cythère. Un homme a rejoint le trio. Ils sont maintenant dénudés, modernes à leur tour, au diapason de la femme. Sur une image, celle-ci se couche à l’écart pour une sieste; sur une autre, telle Aphrodite altière repartant pour Cythère, elle prend congé des hommes. Ailleurs se joue un échange de volley sans ballon, citation fortuite de la partie de tennis finale du Blow up d’Antonioni. Les personnages improvisent sans concertation des dispositifs qui se révèlent après coup. Enna est proche de Thomas, le photographe du maestro Michelangelo: captant intuitivement ombres, lumières et réel, le sens lui échappe à la prise de vue. Elle le questionne, et les signes qu’elle enregistre de même, jusqu’à la révélation des pixels.

La nudité sans accessoire, ni bague, ni montre, vierge de toute anecdote vestimentaire, de toute inscription historique, culturelle, sociale, de toute circonstance accidentelle, se révèle transcendante. De la mythologie antique à la fable contemporaine, elle encourage ces libres réminiscences de la mémoire et fabriques de l’imaginaire en forme de projections sur de lumineux corps-écrans. 

Louis B.

À propos du projet Toucher, 2017.
Performance
Cent quatre-vingt un états d’un sexe masculin, au festival FFF, Paris 2018.

Chardon, pierre, racine

Cent quatre-vingt un états d’un sexe masculin

Texte disponible sur demande auprès d’Enna Chaton.

LOUIS B.

À propos du projet Toucher, 2017.

Le Désir suspendu

Texte disponible sur demande auprès d’Enna Chaton.

LOUIS B.

À propos du projet Toucher, 2017.

Des Gisants, les attributs

Du jeu complice dont l’atelier est le castelet

Texte disponible sur demande auprès d’Enna Chaton.

LOUIS B.

À propos du projet Toucher, 2017.

Les Ex-votos

L’important est de payer le cierge.

Texte disponible sur demande auprès d’Enna Chaton.

Laurent Joyeux

Un petit poème joyeux pour la fée Enna Chaton. 2012.

Les fesses d’Enna Chaton

Deux points de vue
d’abord le point de vue du spectateur assis gentiment
puis celui du spectateur à hauteur de cul
et nous avons captés le pull en maille de Carole Rieussec très porno chic
lanceuse de piécettes dorées
le haut parleur qui parle du corps qui se révolte
la deuxième expérience changement de plan comme souvent dans la vie
ça va plus vite lorsque l’on a les yeux dans le vif du sujet ( à hauteur de cul )
puis un super interview imaginaire
et votre maman ? et votre chéri ?
et vos soins chez l’esthéticienne ?
y a a t il des acteurs du porno ?
y a t il du rasage ? et si c’était si naturel tout ça ?
quelqu’un filme t il en cachette ?
ça bande ou ça mouille dans l’assistance ?
plein de détail au deuxième passage comme toujours dans la vie
beaucoup d‘amour et de douceur tellement trop
l’impression de caresser les chattes comme un chat dans la pelouse orgueilleux
du vernis noir sur les ongles masculins
des tatouages sur la cheville
des poils des culs bizarrement peu de seins
ou des seins absents à l’instant un peu désemparés
du plafond mi-bois mi-plâtre un joli marron un blanc franc
comme notre sentiment mi samedi mi dimanche
parfois de la mélancolie cette jeune lèvre argentine bord cadre je l’aurai aimé si plus jeune
j’aurai craqué comme un con ton con ces cons qui se promènent joliment
nous sommes un samedi au goût du dimanche et seuls les dimanches et leurs promesses d’éternité
leur promesses de mort suave et sucrée
je retrouve
bises
cordes noires perles abandonnées merde quelle âge a t elle
je m’éteins nous nous étreindrons dans ses réveils de sommeil
les regards pleins que sommes nous en train de voir dans cette histoire
qui jolis miroirs trop polis
vos fesses miss Chaton
que voyons-nous dans vos fesses Enna
du son ? le son de vos fesses ?
est-ce si drôle que ça ou sont les mots et les R ? loin du Crazy Horse
je vous embrasse Enna sans cinéma
ce qui se passe est vrai et n’est pas si drôle que ça pour les spectateurs
un plaisir de réalisateur
peu divertissant nous ne serons jamais des stars plutôt tarés
notre vie plein de rush aimons-nous pour le monter ce film
et cette séquence je ne sais pas où la mettre
un labeur peu filmable nous attend c’est notre destin un vrai mélodrame
la course aux oscars comme une campagne électorale loin de sa maison
fantasme flatteur de Los Angeles

Xavier Girard

À propos d’Autour, dedans, avec #1, ( Les Maisons grises ) Festival Les Instants vidéo, les grands terrains, Marseille, 2010.

Les Corps déplacés

Les performances collectives d’Enna Chaton sont d’une rare simplicité : des hommes et des femmes de tous âges, nus, en pleine lumière, sont conviés par voie d’annonce dans la presse locale en divers lieux du quotidien : galerie, garage, salle de sport, chantier construction, de préférence dans les grandes ban- lieues, les terrains vagues, les lotissements pavillonnaires, etc. pour des séances de pose ( photo et vidéo ) qu’on devine de courte durée pendant lesquelles, les protagonistes seuls ou par petits groupes, groupes dont le nombre varie en fonction des capacités du lieu mais sans atteindre jamais la masse critique des figurants de Spencer Tunick ( dix huit mille à Mexico en 2007, conviés par le photographe sur la place Zocalo à battre le précédent record en une sorte de Nuremberg médiatique mondialisé ) et en présence (ou non) du public – l’artiste se mêlant nue de même aux performeurs cependant qu’elle les « guide » tout en prenant des images -, bougent ou s’immobilisent comme bon leur semble, dans les situations ordinaires de la vie, manient des accessoires ou non, fixent l’objectif, se livrent à des activités quotidiennes (marcher, s’habiller, se déshabiller, danser, faire des tas, jouer, pleurer, etc.) ou répondent aux injonctions doucement directives de l’artiste. Contrairement aux « installations » de Spencer Tunick, la nudité n’a rien ici de publicitaire. Littéralement, elle n’affiche rien. Les participants ne militent pour aucune bonne cause. Le public n’est pas venu assister à manifestations naturiste, il ne s’agit ni de prendre la défense des cyclistes ou des exclus de Secret Story, ni d’un plaidoyersécolo ni des simulacres ritualisés de l’âge Facebook et Youtube. 

Si l’on en croit Enna Chaton, la réactivité au lieu est essentielle. Les espaces en construction la séduisent particulièrement, comme si les corps déshabillés et les maisons brutes de décoffrage, les parpaings et les sols à nu réagissaient de même au futur habillage des lieux, comme si leur commune et toute temporaire nudité était placée sous le signe égal face au revêtement social qui les recouvrira bientôt pour en lisser l’épiderme, en effacer les disparités et les soustraire au regard. 

Une grande place, semble t-il, est faite à la décision de chacun. Le cadre spatio-temporel de la prise de vue est délimité bien qu’il n’y ait pas de ligne rouge et la partition écrite voire même parfois peinte et dessinée comme chez John Cage, mais l’ « orchestration » des corps laisse aux instrumentistes le loisir d’improviser. En une occasion (dans le cadre du Générateur de Gentilly en 2010) le poète sonore Anne-James Chaton est intervenu. Des discussions s’engagent. L’atmosphère est paisible. Rien de très particulier ne se passe. Rien d’autre que l’acte de présence discrète et placide des « personnes » ainsi mises en présence comme chez bien des photographes de l’école allemande. Quelques fois, ceux qui répondent à l’appel sont des adeptes – pas toujours – d’un naturisme bon enfant que l’artiste photographie dans leur intérieur. Des familles imaginaires se composent. Il fait beau, des hommes et des femmes – point d’enfants (« Présumés innocents » et les procès intentés par les ligues de la vertu aux commissaires et aux artistes sont passés par là ) -, posent devant des maisons en construction dont on imagine qu’ils les habiteront bientôt. Quelque chose d’aussi « innocent » qu’un tas de matériaux éclaire la scène. Les nus d’Enna Chaton sont photographiés en pied, les bras le long du corps, avec des gestes de statuaire. On songe en les regardant à la « sculpture sociale » de Beuys. 

Ces nus posent comme les héros anonymes de la classe moyenne, les futurs propriétaires de leur pavillon de parpaings, construits sur le même modèle, les « maisons grises » qui font un si vif contraste avec leur chair rose au soleil et les particularités morphologiques de chacun, exposées sans fausse pudeur. On s’interroge pourtant, quel naturisme qui prêche ordinairement une manière de vivre en harmonie avec la nature, s’applique ici, dans un environnement de béton, si « contre nature » ? Rien de très sensuel non plus dans cette « vénusté » collective ni de très exhibitionniste dans ces groupes où chacun semble agir comme si les autres n’existaient pas ou si peu, les uns pour les autres, pas l’aube d’une excitation, rien que de très réservé, sans la moindre emphase théâtrale ni la plus petite « branloire pérenne » chère à Montaigne. Roland Barthes, à propos de ses séjours à la campagne parlait de « quiétude insexuelle » et de « vacance des agressions ». Nous y sommes, mais un soupçon nous guette : et si à l’inverse de la douce quiétude de Barthes, dans sa maison du pays basque, par une belle journée d’été : « le soleil, la maison, les roses, le silence, la musique, le café », en présence de la mère, ces corps nus parmi les spectateurs, sous le néon d’une salle municipale ou dans le chantier d’un lotissement, nous délivraient un message d’intranquillité ? Et si ces corps nus qu’expose comme jamais, inconfortablement, le béton brut ou l’éclairage industriel étaient pour l’essentiel, des corps déplacés, comme on le dit d’une population, des présences incongrues, exilées ou rejetées par le lieu de la prise de vue ? Des corps en somme transportés comme des matériaux, non pas tant mis à nu qu’abruptement transplantés dans des endroits que la nudité dénonce comme étrangers et répulsifs. Des corps sans domicile, littéralement immigrés, sans lieu propre que leur environnement dépouille de leur identité en les privant de toute protection. 

Un léger vertige nous invite alors à éprouver ce rejet, cet écart et cette froide inadéquation des lieux et des êtres humains comme une violence. Mais, qu’on ne s’y trompe pas, leur nudité n’a rien d’obscène : si l’obscénité, suivant la première étymologie de l’adjectif obscenus, est « ce qui reste d’un homme quand il ne se met plus en scène » (en dehors ou devant la scène) « quand s’exhibe ce que l’on doit cacher ou éviter » les nus d’Enna Chaton n’ont rien d’impudique, de sale ou d’indécent, comme le sens du mot courant l’imposera, pour la bonne raison qu’ils ne quittent pas la scène. Bien au contraire, leur nudité mise en scène leur tient lieu de serment. C’est pourquoi ils ne « blessent » ni n’ « offensent » ouvertement la pudeur ou le « sens esthétique et moral » et ne sont certainement pas « de mauvais augure » mais font preuve d’une résistance à toute épreuve, plus proche des pimpants célibataires mis à nu par la mariée (et des nus héroïques de la statuaire) que des victimes de l’horreur au quotidien.

Isabelle Durand

Conférence donnée à l’occasion de l’exposition Enna, situation L, Enna Chaton, Laurent Moriceau, Image/imatge, L’Imprimerie, Orthez 2004

Présentation et représentation du corps

Présentation et représentation du corps à partir des œuvres de l’exposition et de la création contemporaine

Le corps humain occupe une place centrale dans l’art contemporain. Au début du XXe siècle, le modernisme entreprend de remettre en cause la suprématie qui était la sienne dans la peinture et la sculpture post-Renaissance. L’abstraction achève de le marginaliser et quoiqu’il n’ait jamais totalement disparu du champ artistique, il apparaît incompatible avec l’idée d’une modernité sans compromission qui demeure prépondérante au moins jusqu’à l’émergence du Pop Art dans les années 1960. Même après cette date, le minimalisme perpétue la notion d’un art radical et expérimental nécessairement non-figuratif.

Le corps humain est réintroduit en art avec la pratique des performances, qui se développent à partir des années 1960. Le corps réel, par opposition au corps pictural ou sculptural, apparaît alors comme l’équivalent animé du ready-made à la Duchamp. Loin d’avoir été abandonnée, la pratique de la performance s’est enrichie de la vidéo. Pour Henri-Pierre Jeudy, « quand nous parlons du corps, nous ne décrivons que l’avènement ou la persistance des images du corps ». 

À partir des œuvres de l’exposition qui nous entoure, cette intervention va s’articuler en trois parties. Dans un premier temps, je parlerai du corps et de son identité avec la notion de modèles et la question de la typologie des corps. Dans un deuxième temps, je traiterai de la présentation du corps dans l’espace et son état de présentation. Pour finir, j’aborderai la question de la représentation du corps avec le choix et l’utilisation du médium et de la nature de la représentation.

L’artiste, à travers les siècles a recours à la présence d’un modèle vivant qui exhibe sa nudité. Le modèle s’offre au regard afin d’engendrer le nu, thème majeur et sempiternel des arts plastiques. Enna Chaton dans son travail fait intervenir systématiquement des modèles qui vont lui permettre de réaliser ses œuvres. Depuis ses débuts, elle fait appel à ses proches, parents et amis. Dans la vidéo et les photographies Paysages, par exemple, la femme qui pose dans le paysage est la mère de l’artiste que l’on retrouve également dans la vidéo Passages. Entre référence, effet de miroir et identification, on pense à la remarque de France Borel dans son ouvrage Le modèle ou l’artiste séduit, « l’artiste choisit ses modèles conformément à un « type » qui l’habite ; cependant, il semble souvent insatisfait, recherchant toujours un sujet plus adéquat à son imaginaire. À moins qu’il ne recherche – tel un Narcisse déguisé – un modèle qui lui ressemble ? ».

À travers la diversité de leurs démarches, nombreux sont les artistes qui impliquent leur entourage direct (famille, amis). La photographe Nan Goldin par exemple, dans sa première photographie, laisse entrevoir sur le perron de la maison familiale sa sœur, Barbara Holly trop tôt disparue. Nan Goldin photographie l’autre, mais aussi le temps de la relation à l’autre, ce temps qui s’arrête parfois sans prévenir. La photographie est pour elle une lutte contre la disparition. Elle s’est rapprochée des êtres chers qu’elle photographie, au plus près de leurs visages, de leurs émois et de leurs peines. Sans recours à la mise en scène ou à la fiction, l’artiste se borne à représenter le récit d’une existence ni plus ni moins intéressante qu’une autre. Isabelle de Maison Rouge parle de « photobiographie ». C’est le cas également chez Richard Billingham ou Wolfgang Tillmans qui photographient leurs proches.

Cependant, Enna Chaton ne se contente pas de travailler avec son entourage proche, elle va faire appel également à d’autres personnes à qui elle propose de poser ou qui se proposent à elle. Intervient dans ce cas la notion de « rencontre » avec les modèles, très importante pour l’artiste. Les séjours en résidence par exemple occasionnent les rencontres avec les futurs modèles. Aussi, les critères de sélection sont de l’ordre de l’humain, de la rencontre. L’artiste laisse une place au hasard. Par exemple, dans le cadre du colloque à Nîmes « L’intime sous tension » en juin 2004 auquel est invitée l’artiste, celle-ci propose de faire une performance dans un lieu, qu’elle intitule « On se connaît pas », pour laquelle elle donne rendez-vous dans un appartement pour poser nu. Quatre personnes sont venues que l’on retrouve dans Passages. La relation entre l’artiste et son modèle est particulière.

Enna Chaton parle de son travail et explique aux modèles ce qu’elle attend d’eux. Pour Passages, par exemple,  il s’agit de rester debout, d’être immobile, de faire face à l’objectif et de le fixer. D’un geste précis, lent, l’artiste fait pivoter de 180° une caméra sur pied. Le lent panoramique balaie et embrasse la pièce. Les prises de vue se font dans des lieux différents. Les modèles entrent en entier dans le champ. La procédure est toujours la même. Il s’agit d’un moment d’une rencontre où intimité et pudeur sont exposées. L’espace et le temps s’étirent. Comme le dit Chantal Vey dans Papiers libres, « ce temps partagé collectivement est pudique, il ne s’agit pas d’une simple mise à nu ou d’un seul dévoilement mais d’une caresse d’un instant donné où le regard de l’artiste effleure ses acteurs par un long [panoramique], durée d’un souffle où l’œil vidéographique s’étend, étend physiquement ce moment presque indicible…  Il n’est pas question d’une pose de nus classiquement arrangés, mais d’une communion d’un lieu, d’un espace, d’individualités, celles-ci justement dénudées ici et maintenant. Cette expérience d’intimité paraît se dérouler dans une suspension où sensation, émotion, concentration s’accordent avec délicatesse et intensité de présences. La durée de prise de vue que révèle le panoramique que nous offre Enna Chaton, donne à voir ce face à face qui résume le passage de ce que nous sommes à ce que nous découvrons : cette première gêne à quitter promptement notre enveloppe pour être et partager une simplicité essentielle. »

Pour certains travaux, l’artiste s’auto-représente. C’est le cas dans tous ses premiers travaux. Comme le notent Patrice Allain et Patrice Gaborieau dans in love, « Enna Chaton pratique l’observation participante ; dans Sans titre 1/x, une œuvre qui a quelque affinité avec le genre du portrait, elle se donne ainsi à voir dans la mise en scène même. Les corps des deux modèles réunis pour cette pièce se découvrent, se cherchent en toute liberté, tandis que la vidéaste tente de capter cet échange d’intimités ». Dans la série des Perméables, elle est présente dans une des photographie. Enna Chaton se projette littéralement dans l’œuvre. Il n’y a plus de distance, il ne s’agit plus seulement de fabriquer une image. Elle s’auto-représente comme le fait systématiquement Cindy Sherman au centre des scènes qu’elle met en place. Dans Sex Pictures (1992) par exemple, elle réalise des arrangements de lingerie affriolante, d’objets venant de sex-shops. Il s’agit d’être dedans. D’un univers à un autre, elle est créatrice, ou créatrice et en même temps modèle. C’est le cas également de Friedl Kubelka (Autoportrait, 1973).

Souvent les mêmes modèles posent pour des travaux différents chez Enna Chaton. Une continuité, une permanence apparaît ainsi. Pour le projet réalisé avec Laurent Moriceau, les modèles sont les mêmes que dans Le Médi. 

On peut dire que l’œuvre se tisse dans la peau-même de son créateur (double de chair, écrivait Jean-Paul Sartre à propos de la littérature), elle est le prolongement des sensations dans ce que celles-ci suggèrent de physique. L’œuvre s’alimente de la rencontre avec les modèles, des désirs de l’artiste (et désir narcissique de lui-même) et du plaisir de la découverte et de la collaboration avec l’autre qui pose devant l’artiste.

Comme le dit Anzieu, « Créer n’est pas que se mettre au travail. C’est se laisser travailler par la pensée consciente, préconsciente et inconsciente et aussi dans son propre corps ou du moins dans son Moi corporel ainsi qu’à leur jonction, à leur dissociation, à leur réunification toujours problématique. Le corps de l’artiste, son corps réel, son corps imaginaire, son corps fantastique, sont présents tout au long de son travail et il en tisse des traces des lieux, des figures dans la trame de son œuvre ».

L’œuvre se nourrit de « la double séduction ou la séduction du regard ». En effet, la relation de l’artiste au modèle est le lieu même d’une séduction dont le regard constitue le moteur essentiel. D’un côté, l’artiste armé de ses instruments, de ses attributs ; de l’autre, le modèle, immobilisé par la pose ou conditionné par les consignes et instruction de l’artiste comme metteur en scène. Entre les deux, les regards du créateur explorent son sujet, l’enveloppent ou le pénètrent, le caressent ou l’agressent. L’artiste séduit le modèle et est séduit par lui. Le phénomène de la pose, qui n’a rien de « naturel », s’organise en un rituel, s’appuie sur des artifices, des artifices permettant de détourner les énergies vitales concentrées dans la nudité du modèle.

Comme le souligne France Borel dans son ouvrage Le modèle ou l’artiste séduit : « L’art et la séduction échappent au discours et, par le fait même, le ravissement se renouvelle, le ravissement mais aussi l’abîme. En tournant autour du modèle, l’artiste tourne autour d’une présence absente. Le modèle, par delà sa réalité tangible, corporelle, pondérale, est aussi constitué de vide et d’illusion ; il abolit le réel. Derrière le « trompe l’œil », que se cache-t-il sinon une certaine absence ? Le modèle a figure de simulacre, il déjoue les frontières de la réalité et de l’illusion. Son attribut fétiche est d’ailleurs souvent le miroir. »

Elle ajoute que « Le modèle, à l’égal de la strip-teaseuse inventée par le monde occidental, exhibe un leurre de nudité, multiplie les artifices (fétiches ou attitudes fétichisables), sans toutefois (cela est logique en une logique du fantasme) se laisser approcher ou « prendre ». Le déshabillage du modèle n’en finit jamais. Dans l’un et l’autre cas, le corps s’érige en illusion, en simulacre de nudité face à des spectateurs-voyeurs éprouvant la nécessité de faire appel à une médiatrice. Le modèle – dans l’immobilité de la pose – intercède entre l’art et l’artiste. La strip-teaseuse – dans la lenteur du spectacle – intercède entre l’homme et le sexe ».

La dimension de jeu est aussi présente dans la relation au modèle. En effet, pour la réalisation de Paysages par exemple, il fallait se cacher si quelqu’un arrivait. Nue dans l’espace public, elles seraient sans doute arrêtées par la police pour atteinte aux bonnes mœurs. Point d’exhibition sexuelle ! Jean-Michel Wicker, Wofgang Tillmans et Larry Sultan également montrent des corps dans l’espace public.

Avec le nu, l’intimité des corps s’expose auréolée par la pudeur plus au moins présente chez les modèles. L’intime est re-présenté. Passages à l’instar de la série Propos titre provisoire, interroge le discours de l’intime, la manière dont la confession, elle aussi plus ou moins pudique se déploie. De même que dans l’acte de poser qui oscille entre pudeur et exhibition, la parole hésite entre rétention et désir d’être portée à la connaissance de l’autre. Le secret est ce qui relève de la « dissimulation » comme le corps nu qui la majorité du temps, est dissimulé. Patrice Allain et Patrice Gaborieau  parlent de « petit théâtre de l’intime ». La parole, décalée par rapport à l’image crée une distanciation. Un contraste naît de cette opposition entre corps immobiles et silencieux et ces voix désincarnées, il ne reste que la parole. L’artiste Gillian Wearing dans 2 into 1 a interviewé une mère et ses deux fils sur leurs rapports mutuels. La vidéo montre la mère doublant les réponses de ses fils et réciproquement. Le fait de mettre dans la bouche des gens les propos des uns et des autres a amplement révélé la complexité et les sentiments contradictoires d’amour et de haine qu’impliquent ces relations.

Comme le note le critique d’art Bernard Marcadé, « quand Marcel Duchamp déclare vouloir remplacer les « ismes » de l’art par celui d’érotisme, il légitime par là une conception de l’art qui ne se cantonne pas à la création des formes, mais qui contribue « à mettre à jour des choses qui sont constamment cachées » ». Les témoignages dans Passages portent sur le secret. Le secret est un élément qui structure le sujet. L’aveu du secret ouvre la voie au récit. La rencontre se construit sur un mode accéléré. La mise à distance est également présente dans ces récits. Les interviewés parlent du secret en général, ils ne se confessent pas forcément sur leur expérience personnelle. 

Comme on l’a vu, l’élection des modèles ne se fait pas à partir de critères de typologie de corps. Ainsi, les modèles sont des personnes ordinaires qui n’obéissent pas forcément aux critères de canon de beauté dictés par la mode ou la publicité. Il s’agit de corps de tous types, hommes et femmes, de tous types d’âge et de tous types de morphologie. Enna Chaton montre les corps « tels quels » mais l’approche reste esthétisante. En regardant les visionneuses, on pense par exemple à La Vénus d’Urbino (1536) du Titien ou à l’Olympia (1865) de Manet. La pose rappelle également dans les exemples contemporains celle du personnage féminin dans le film Anatomie de l’enfer  (2003) de Catherine Breillat. 

Par le biais des médias, c’est la perfection des corps qu’on nous offre en modèles aujourd’hui, les corps de mannequins qui expriment principalement leurs mensurations. Comme le questionne Alina Reyes, écrivain, « « pourquoi un corps en train de se ruiner ne serait-il pas aussi beau qu’une fleur en train de se faner, ou qu’un arbre en train de s’enflammer de feuilles roussissantes ? ». Alina Reyes parle de « revendication du droit de chacun à son propre corps, du droit au corps privé, secret, différent, contre l’inquisition du corps social qui exige transparence et conformité aux modèles ». Ainsi, l’artiste réintroduit la subjectivité des corps, leur opacité. 

Comme le note Frédéric Bayette, « Il existe une esthétique réglementaire du corps, une représentation académique, des anatomies basées sur une harmonie arithmétiquement idéalisée, aseptisée, anthropométriquement instituée. Or, ces figures traditionnelles, ces topographies ne sont que des « fictions de corps » qui font autorité en la matière et rassurent en apportant tout à la fois un modèle esthétique et une définition du corps aisément saisissable, reposante ». « Ces Simulacres corporels », écrit Michel de Certeau, « exorcisent l’inquiétante inconnue du corps en lui substituant des images, une objectivation fictive, en même temps que, par la sélection dont ils résultent, par la fascination qu’ils exercent, par l’autorité « scientifique » dont ils sont affectés, ils acquièrent une portée canonique ». Frédéric Baillette ajoute qu’ « ils ne peuvent être que des substituts fragmentaires, des approches, des approximations parfois plus vraies que nature mais toujours leurrantes, car le corps relève du domaine de l’irreprésentable absolu, de l’infigurable. Il est ce qui échappe de toute part, l’objet insaisissable par excellence, toujours énigmatique ». L’artiste Valie Export, interrogée par l’artiste Elke Krystufek sur la raison pour laquelle elle avait arrêté les performances nues a répondu qu’une femme constitue une image impossible à présenter lorsqu’elle commence à vieillir. L’art réagit donc exactement comme la pub. Il y a très peu d’images de vieillards nus. L’artiste John Coplans propose des photographies de parties de son corps. On peut se demander en simplifiant à l’extrême si un corps vieillissant n’est acceptable que s’il est masculin. Par ailleurs, il faut ajouter que dans cet exemple, la représentation du corps est fragmentée, ce qui paraît également plus acceptable. Helmut Newton, lui, montre la femme comme un objet de désir mythique.

Le corps et la nature, la figure humaine et le paysage fournissent des motifs traditionnels. Comme le dit Jean-François Chevrier au sujet des photographies de Suzanne Lafont et que l’on peut également appliquer à Enna Chaton: « Le corps est bien une chose de la nature, mais avec le corps humain et à partir de lui, c’est toute la nature qui tend au tableau et devient d’abord l’atelier [de l’artiste]. L’artifice a été poussé jusqu’à ce point extrême de perfection où il ressemble étrangement au naturel, comme la nature elle-même finit toujours par ressembler à l’homme. »

Depuis le début des années 1980, certains genres comme le nu ou le portrait ont été reconsidérés. Katy Grannan par exemple réalise le portrait d’une Amérique où tout est question de mise en scène élaborée et touchante dans sa série Sugar Camp Road où les portraits se conjuguent au paysage en référence à la peinture classique. Les sujets photographiés sont des inconnus américains appartenant à la classe moyenne. Elle les montre dans des contextes publics. Sugar Camp Road est constitué de portraits réalisés dans des parcs. En conjuguant paysages anodins et histoires personnelles, souvent difficiles, ces images transforment l’espace public en théâtre privé. Dans la série Morning call, elle montre les personnes saisis dans des intérieurs. Chaque portrait est une rencontre, une demi-vérité puisant dans le hasard, la tension relationnelle et la force de l’inconnu.

Dans Paysages, Enna Chaton met en évidence le théâtre de la nature saisie par l’esprit de composition. L’espace public est traité comme un théâtre : le décor est dressé dans lequel prend place un personnage immobile, tel une statue. Plusieurs corps peuvent être montrés comme dans Le Médi où ils se disposent comme des éléments du décor. Dans Paysages, le théâtre de la nature laisse ensuite la place à celui de l’environnement urbain avec le thème moderniste de la ville, que l’on doit à Baudelaire. Ainsi, elle explore le tissu urbain. Le thème de la ville est présent en filigrane dans ses séries avec les bruits de ville, de la « ruche » comme la nomme l’écrivain Camilo José Cela dans son roman éponyme qui se déroule dans un bar construit comme une série d’instantanés, de flashes. Dans cet ouvrage, cent histoires s’entrecroisent dont les personnages passent tour à tour ou simultanément devant l’objectif comme celui de la caméra d’Enna Chaton. C’est un café qui est la cellule centrale où se rassemble l’ensemble des personnages chez Cela. Dans la vidéo Le Médi justement, on entend en fond sonore toute l’effervescence liée à l’activité du bar. La foule est présente de façon sonore. On l’imagine en train de s’agiter en parlant, ce qui contraste avec l’immobilité et le silence  des corps. Dans les vidéos précédentes d’Enna Chaton, le bruit de la ville est très souvent présent même quand le cadre est celui d’un espace privé. Dans Passages, les bruits de l’extérieur, de la circulation automobile sont omniprésents. Ces bruits se superposent aux voix.

Dans Paysages, c’est une image inversée du monde qui est mise en scène, et les paradoxes qu’elle entraîne dans la perception du regardeur. Le paradoxe s’incarne dans le fait de montrer, de rendre public ce qui doit être caché, ce qui doit être circonscrit à la sphère privée et non dans des lieux publics. La présence de cette femme dans l’espace public  bouleverse ainsi nos repères tout en devenant elle-même, paradoxalement, une sorte de repère dans la géographie. La femme dans le paysage apparaît comme une figure ontologique. Pour Daniel Sibony, « Le corps est pour chacun une métaphore de l’univers, et de ses potentiels d’existence ». Enna Chaton nous convie également à partir de la représentation de cette femme dans le paysage au spectacle de la femme universelle. On pense aux photographies de Duane Michals Le paradis retrouvé (1968). Par ailleurs, comme le note Michael Rush, « La lumière et le paysage (intérieur et extérieur) sont des métaphores de la relation essentielle qui lie l’homme à son environnement ».

D’autre part, avec Paysages, le noème de la photographie, dont parle Roland Barthes, le « ça a été » devient, au fil de la série,  « ce qui est » et, renforcé par l’enchaînement des images, « ce qui sera ». Le spectateur se retrouve face à une triple position conjointe entre réalité improbable, présent et futur. Le « référent photographique » crée un conflit psychique chez lui. Le fait de vivre dans un monde saturé d’images altère notre capacité de voir les choses telles qu’elles sont.

On pense à Jean-Baptiste Bruant dans sa vidéo En marchant avec précaution (2000): en 33 minutes, sur trois grands écrans, le temps nécessaire au développement du solo de l’artiste lui-même, filmé de nuit enfermé dans les locaux d’un grand magasin parisien, se déroulent 3 films aux images fantomatiques, avec des ralentis qui viennent encore déréaliser les passages ou les traces d’un corps nu au rayon « Canapés ». Comme le note Laurent Goumarre, « Seul, dans ce qui devient autant un labyrinthe qu’un espace mental, l’individu libère un rapport orphique à ce qui l’entoure ; une présence doublée d’une gestuelle incongrue trouve sa place  dans les lieux même des comportements stéréotypés de nos sociétés occidentales. Jean-Baptiste Bruant explore dans sa marche précautionneuse en solitaire un rapport chorégraphié au monde ». On peut imaginer en voyant la femme sur le parking désert devant But, qu’à l’intérieur Jean-Baptiste Bruant est peut-être en train de déambuler.

L’espace privé comme sphère de l’intime est également exploré à travers les images de corps. Dans Passages, l’exploration du secret comme quelque chose d’extrêmement personnel et en même temps universel se confronte aux images de corps qui questionnent en même temps le clivage occidental persistant du corps et de l’esprit. Sont confrontés les lieux de vie des gens, leur espace intérieur de vie et leur monde intérieur, leur vie psychique. Il s’agit de passages entre intérieurs et intérieurs. Les corps nus et anonymes sont debout ou assis. Une sensation de mystère émane de ces images, une étrangeté de la présence des corps associée à une interrogation quant à l’identité à la fois de ces corps et quant à leur appartenance ou non aux intérieurs dans lesquels ils se tiennent. De son côté, l’artiste suisse Pipilotti Rist présente de façon singulière, dans ses vidéos et installations, les incongruités de sa vie de femme. D’avril à septembre 1999, elle transforme le musée d’Art moderne de la Ville de Paris, en appartement fictif dans lequel le spectateur entre dans l’univers d’une certaine Himalaya Goldstein, intitulé Remake of the Weekend. Du jardin jusqu’à la chambre, chaque pièce propose une aventure visuelle et auditive, jouant des enchevêtrements de projections vidéo de parties de son corps, de décors, de meubles et d’objets. Dans cet espace privé et public à la fois, elle invite à une visite de son univers onirique et mental. Souvent elle retourne la caméra vers elle dans une exploration intime de sa personnalité et de son corps, et plonge le public dans une position de spectateur-voyeur.

Jana Sterbak, quant à elle, renouvelle les enjeux de la performance en traitant du désir, des rapports entre l’espace public et l’espace privé, de la fragilité et de la violence faite au corps. Dans L’artiste comme combustible (1986), par exemple, le corps de l’artiste, devenu torche vivante se révèle à la fois vulnérable et puissant. Comme le note François Dagognet, « avant la Renaissance, la peinture ne représente pas le corps dénudé, sauf pour le Christ au supplice, les Saints martyrisés ou les damnés du jugement dernier (la peau humaine alors meurtrie, avilie, brûlée, saignante). Il faudra attendre Rubens pour que la carnation puisse être fêtée dans la représentation et avant que le nu lui-même devienne « un genre » ». Au XXe siècle, la peinture, la photographie, le cinéma habituent à la vue de la nudité. La publicité la popularise partout, le nu intégral apparaît au théâtre et dans la danse. Les corps sont montrés. Renonçant au vêtement comme « protection-pudeur », pour reprendre les termes de Marc-Alain Descamps, les artistes jouent désormais la parure et, transformant le vêtement en ornement, ne font plus que des costumes-bijoux qui deviennent prétexte à rencontre, comme c’est le cas dans la série des Perméables. 

Cependant, comme le note Lamia Ziadé, artiste, « dans l’imagerie collective, un sexe de femme, c’est banal, on en voit quotidiennement et ça donne naissance aux bébés. Dessiner [ou représenter] un sexe d’homme, c’est plus provocateur, plus choquant, plus directement lié au plaisir ». Plusieurs artistes montrent des corps d’hommes nus comme Robert Mapplethorpe qui se mit à se photographier lui-même en 1972. D’autres artistes font de même comme Aude du Pasquier-Gral, Sam Taylor-Wood, Larry Sultan, William Eggleston, Katarina Kozyra.  Cependant, Henri-Pierre Jeudy note que « le jeu du dévoilement de l’intimité – au rythme d’une surprenante collision entre la pudeur et l’exhibition – laisse supposer […] que le corps restera toujours une image, sa réalité inaccessible n’étant que l’illusion fondatrice du glissement perpétuel des images. L’artiste qui travaille avec son modèle se trouve dans une situation identique, il est en quête d’une intimité « réelle » qui n’existe pas et il le sait puisque l’œuvre qu’il composera offrira idéalement la représentation du mystère de cette intimité. Chaque posture exhibe pour ainsi dire ce qui se dérobe, autant pour le corps qui se donne à voir que pour l’œil qui est entrain de le voir ».

Marc-Alain Descamps parle d’une liaison « nudité-vérité ». Pour lui « le nu est le simple, il est aussi le non affecté, le naturel, le vrai. Mettre à nu, c’est aussi dévoiler, mettre à bas le masque. […]. Le nu, étant l’original, le non trafiqué, est le naturel et le véridique ». Les personnes interviewées dans Passages, se mettent à nu également en parlant du secret. Ces témoignages entrent ainsi en résonance avec celle des corps.

En revanche, en Chine, les corps entièrement nus ne sont pas représentés. Ils le sont à moitié, copulant parfois, mais jamais sans qu’un bout d’étoffe ne voile une partie du corps de l’autre. IL s’agit, comme le fait remarquer François Jullien sur le Nu, non de corps réels mais de leur représentation. Pour lui, le Nu humain est le socle sur lequel la philosophie, depuis ses débuts en Occident, s’est constituée. Il est un paradigme, une force d’effraction et de stupéfaction. Étant la « chose même », c’est lui, le Nu, qui a rendu possible la pensée de l’être, l’ontologie. Il est une « limite », un « point d’arrêt », un « absolu ». Il « porte la présence à son comble ». Or, rien de tel en Chine, explique Jean-François Jullien. Pas d’essence à fixer. Le réel est conçu comme un « continuum d’évolution ». Pas d’archétypes, de formes éternelles, de modèles, de beauté idéale. Le corps anatomique occidental y est inexistant. Le corps chinois n’a pas un statut d’objet. Il est un lieu de flux, de passages, de souffles, d’énergies, de métamorphoses permanentes.

Par ailleurs, comme le note Isabelle de Maison Rouge, « les artistes contemporains s’interrogent sur le problème du vêtement et de la fonction sociale qu’il représente. La substance du vêtement ne ressemble plus au tissu mais fait office de seconde peau. Les artistes mettent à profit les innovations dans ce domaine et affectionnent plus particulièrement les matières collantes, lisses, à l’image du ballon de baudruche, comme métaphores organiques ». Chez Nicole Tran Ba Vang par exemple, le vêtement se confond avec la peau. Il n’y a pas seulement illusion d’optique, il y a aussi collusion d’idées. Chez cette styliste devenue artiste plasticienne, c’est la perfection du corps qui marque le propos. Ce corps est revêtu d’une seconde peau qui agit comme un vêtement. Elle invente des tissus comme une copie conforme de la silhouette qui l’habite. Il devient impossible de dire si l’on a affaire à un vêtement ou à la peau tant les deux se confondent. La femme qui se montre ainsi dans un geste de déshabillage ne se met pas à nu complètement mais joue plutôt un effeuillage. Entre érotisme et froideur, le spectateur reste perplexe. Cet épiderme plus vrai que nature repousse tout désir de voir la réalité en face.

Ici, dans l’exposition, dans les vidéos Paysages Le Médi et Passages, les corps  apparaissent immobiles. La femme dans le paysage adopte dans ce décor la pause d’une statue. On attend qu’elle fasse un  geste pour trahir son humanité vivante. On peut simplement voir en étant attentif, les paupières cligner. La maîtrise de son corps paraît inébranlable. Dans Le Médi, les corps sont immobiles mais ils regardent le spectateur et non plus l’artiste. Une fois dans le paysage urbain, la femme semble  intégrée dans le décor au même titre que les objets de la signalétique. Ainsi, comme le note Henri-Pierre Jeudy, en prenant « le corps de l’Autre pour un objet d’art […] je ne le mets pas à mort, je décide de sa mort et je l’immortalise». Sa mise en scène, si pacifique, n’est pas l’héritière des happenings comme chez Piero Manzoni et ses femmes-statues (1961). Aucun signe de subversion ne transparaît dans son attitude. C’est le contraire même de la performance réalisée par ces artistes qui se martyrisent en public comme Gina Pane par exemple. La femme dans le paysage concilie dans l’espace public l’indifférent et le visible. Comme dans Le Médi, le corps apparaît comme un fantôme en chair et en os. Son corps-objet est offert à l’œil pour le plaisir d’un spectacle toujours identique à lui-même. Comme le note Henri-Pierre Jeudy, « le principe de cette pétrification publique finit  d’ailleurs par instituer, non sans ironie, une référence culturelle trans-frontières ». Elle rappelle les automates que l’on peut voir au détours des rues et qui font partie du patrimoine des villes [ …] appartiennent à la « culture urbaine ».

Ces corps sont non seulement immobiles mais ils expriment la solitude même quand ils sont montrés à plusieurs. Enna Chaton pointe ainsi la solitude des êtres et des corps isolés et la dynamique qui lie les êtres au monde. Elle utilise par exemple comme système de présentation les visionneuses, sortes de petites boîtes dans lesquelles sont enfermés les corps. Il s’agit de tranches de vie, de portraits de corps allongés ou assis sur un lit ou un canapé, dans une chambre le plus souvent, au repos.  L’artiste découvre à la fois les lieux de vie et les personnes au travers de la rencontre photographique, dans un rituel où le temps est important. Pour Enna Chaton, c’est même davantage : il s’agit de « tranches de plaisir », des souvenirs. Ils sont chez eux, seuls ou en couples. C’est aussi la répétition de ces boîtes comme les appartements  qui abritent nos individualités compromises au nom de l’espace commun, d’une esthétique qui, voulant harmoniser le monde en vient à supprimer l’individu. C’est ainsi que l’image du corps véhiculée par les médias, est celle d’un corps idéalisé, formaté. Cependant, paradoxalement, comme dans un rêve, ces corps, dans ces appartements, respirent la sérénité, la paix, la tranquillité.

Pour reprendre les termes de Chantal Pontbriand, on peut dire que « la problématique de la « redéfinition constante » de l’être [et du corps] dans le monde est rendu explicitement par rapport à la notion de lieux, en particulier ».   

Sam Taylor-Wood, par exemple, s’est fait connaître au milieu des années 1990 comme photographe, parallèlement à son travail de vidéaste, à travers ses grands panoramiques sonorisés. La série des « Five Revolutionary Seconds » (1997) montre plusieurs personnes dans des intérieurs domestiques, chacun vaquant à son occupation dans une totale ignorance de l’autre. Le thème de la solitude de l’individu apparaît ici pour revenir dans de nombreux travaux postérieurs, qui tous traitent des émotions humaines fondamentales, des états d’attente, de désir, d’anxiété ou d’ennui. Elle décrit le sentiment d’isolement de l’individu aux prises avec une société déréalisante. Dans sa vidéo Brontosaurus (1995), un homme nu danse seul tandis qu’un animal en peluche rose au premier plan souligne l’intimité tandis que le spectateur-voyeur observe la scène.

Peter Sarkisian, dans Hover (1999), présente un cube blanc qui s’éclaire soudain d’images en mouvement montrant une mère et son enfant. Ils s’embrassent, puis semblent vouloir s’échapper du cube blanc tandis que leurs gestes s’accélèrent par le truchement du montage. Il transforme ainsi une relation innocente mère/enfant en une réflexion inquiétante sur la vitesse de la vie contemporaine et le passage du temps. Cependant, avec l’érotisme, le jeu, l’être sort de son isolement, de sa solitude. Avec les Perméables, les artistes provoquent les rencontres, mettent en scène et photographient les corps. C’est le partage d’une sensualité, d’un petit théâtre de l’érotisme qui se joue ici, accentué par la couleur rouge associée au sexe qui fait penser à la photographie de William Eggleston Untitled (1970) avec l’homme nu dans une chambre taggée. Une des images fait penser à Lutz and Alex, holding cock, (1992) de Wolfgang Tillmans.

La question de la représentation du corps se pose. Henry-Pierre Jeudy parle «d’un paradoxe inéluctable :  le corps est à la fois le sujet et l’objet des représentations ». Les artistes choisissent et utilisent différents médium pour y parvenir.

Les  photographies d’Enna Chaton s’apparentent à des « images-tableaux». Le terme de « tableau photographique » ou encore de « photo-tableau », fait son apparition au début des années quatre-vingt. Jean-François Chevrier désigne ainsi une certaine forme photographique conçue en référence au modèle pictural, sans qu’intervienne pour autant le geste de peindre. La forme-tableau est supposée répondre aux critères suivants : délimitation claire d’un plan, frontalité et constitution sur le mode d’un objet autonome. Dans les photographies de Paysages, Enna Chaton fait le choix de la frontalité dans l’utilisation de la photographie, le refus d’éliminer les premiers plans venant perturber les prédispositions du sujet auquel l’œil est confronté. La frontalité est adoptée par Enna Chaton dans Paysages et dans Le Médi comme d’autres artistes contemporains tels Rineke Dijkstra. Pour Roland Barthes, « ce qui fonde la nature de la photographie, c’est la pose ». Chez Enna Chaton, les visages  regardent  droit dans les yeux le spectateur. La durée du temps de pose permet au personnage de s’installer dans l’image. Ainsi, l’instantané saisit et isole un instant et donne à l’image sa qualité représentative de ponctualité. L’instant devient tableau parce qu’il est confondu avec l’acte de représenter.

Dans Paysages, la femme est représentée de manière frontale devant un paysage de nature ou dans un cadre urbain mais elle est immergée dans le décor. À l’instar du portrait construit au XIXe siècle, Enna Chaton isole la figure sur fond de paysage, en évitant soigneusement tout effet ou expression psychologique ou sociale, renforcé par la nudité du corps. Puis la représentation du fond a perdu de son importance et s’est centré sur les corps comme dans les visionneuses. En effet, le fond, le décor disparaît devant la place, l’importance que prend le corps par sa forte présence à la fois par l’espace occupé par l’image du corps et par la prégnance du regard qui fixe le spectateur. Une relation duelle est établie entre chaque personne qui pose et le spectateur. 

Dans Paysages, comme il s’agit toujours de la même femme qui est représentée, l’attention se concentre sur le paysage contrairement aux visionneuses qui montrent des corps différents dans chaque petit dispositif. Ce procédé rappelle le principe du peep-show où le spectateur peut regarder sans être vu, seul, face à une femme réalisant un strip-tease et qui finit nue. Dans le cas des visionneuses, le spectateur se retrouve face à une galerie de portraits intimistes. Dans le cas du peep-show, le corps est en mouvement, ici les images de corps sont immobiles et de toute façon figées par définition puisqu’il s’agit de photographies. D’autre part, ces visionneuses ne sont  pas sans rappeler l’œuvre célèbre de Marcel Duchamp Étant donnés 1° la chute d’eau, 2° le gaz d’éclairage, (1946-1966).  

Dans les visionneuses, à chaque image, l’espace intérieur remplace le paysage. Le cadrage des photographies de la femme dans le paysage est large de sorte que le personnage apparaît assez éloigné. En revanche, dans les visionneuses, les corps sont plus proches, on perçoit la texture des corps car le plan est davantage serré. Le fond donne simplement comme information le fait qu’il s’agit de chambres avec un lit ou un canapé, sur lequel est allongé le modèle. Les photographies sont réalisées en intérieur, l’espace privé a remplacé l’espace public. L’éclairage est toujours celui de la lumière naturelle. On ne peut d’ailleurs localiser la source de cette lumière incertaine qui éclaire les corps. Le visage, animé par le regard, ne dit-on pas que le regard est le miroir de l’âme, de l’anima (qui signifie étymologiquement « souffle »), est conçu comme le lieu d’expression de la sensation.

Dans Paysages, le décor, le fond, sont aussi nets que le corps, la figure représentée : les deux ont la même importance. En revanche, chez Craigie Horsfield, par exemple, le fond est trouble, chargé d’obscurité, il est secondaire.

Dans Paysages, l’artifice de la mise en scène transforme en studio un coin de nature (campagne, forêt enneigée) qui se transforme petit à petit en espace domestiqué et investi par la civilisation (bords de route, sites industriels, parkings de centre commerciaux). La femme, par son omniprésence dans les décors divers qui s’enchaîne devient comme un repère. Cette présence permanente revêt un caractère magique : magie de la téléportation tel un personnage sorti de Star Trek ou bénéficiant du don d’ubiquité. Les décors sont des portions all over découpées dans les paysages de nature et dans les espaces urbains. Cette femme prend place et est inscrite dans la nature sauvage et dans le monde éclaté de l’environnement urbain moderne.

Le spectateur se retrouve comme s’il était face à des fenêtres ouvertes sur le monde, comme avec les visionneuses. Au niveau du rendu de l’image, l’effet est équivalent. En effet, les photographies de Paysages sont relativement grandes mais le personnage n’étant pas photographié en gros plan, il n’est pas possible de distinguer les détails. Avec les visionneuses, les photographies sont prises de près mais l’image étant de taille réduite, les détails ne sont pas perceptibles. Il y a une similitude du rendu des images des corps. Avec les photographies de Paysages, le mouvement s’inscrit entre et dans l’enchaînement des images, dans la relation formelle qui s’établit entre chaque photographie. La logique formelle qui tient ces photographies entre elles est renforcée par la vidéo qui est projetée dans l’espace d’exposition.

À propos de cette série, le montage en série apporte quelque chose de fort à cet ensemble, en lui donnant le rythme d’une frise, comme si ce même corps permutait ou comme s’il prenait sa respiration une dernière fois avant d’être envoyé dans un nouveau décor tel le personnage de la série télévisée Code Quantum qui se retrouve parachuté dans des décors et des situations les plus improbables. Les images sont présentées dans une continuité frontale. 

Le mode de relation entre les images, à savoir, la juxtaposition, obéit à la ligne comme principe d’organisation. La ligne est le véhicule des images. Le bar « Le Médi » est un lieu-décor comme l’était le paysage. 

La convention de représentation  pour cette série, c’est évidemment la peinture. La fenêtre est elle-même le dispositif de la peinture. C’est l’ordre du tableau vivant. Il n’y a pas de temps dans l’image. La photographie obéit à l’exigence du tableau, c’est-à-dire surtout aux lois de composition et du cadre. Enna Chaton tente de résoudre le clivage entre la vision et la forme, entre l’expérience des choses et l’évidence du tableau. Elle donne ainsi une étrange résonance à  la photographie : comme pratique d’une représentation « picturale » qui conserve le tableau et l’image sans la peinture (et sans imiter la peinture).

Depuis le début des années 1970, un lien extrêmement fort unit le corps et la vidéo. Sa présence reste centrale dans le travail de nombreux artistes, en particulier Bruce Nauman, Carolee Shneemann (pionnière dans le travail sur le corps), Valie Export, Pipilotti Rist. Comme le remarquait la curatrice américaine Joan Hanley dans un essai publié en 1993 dans The First Generation : Women and Video, 1970-75, « déchargées du fardeau de la tradition qui pesait sur les autres mediums, les vidéastes femmes se sentaient plus libres de se concentrer sur le processus, utilisant souvent la vidéo pour explorer le corps et le moi ». Depuis les années 1980, elles se sont imposées dans l’art vidéo au point que, dans les expositions internationales, elles sont presque autant représentées que les hommes. Bruce Nauman, par exemple, considère la vidéo comme un prolongement de sa sculpture. Dans son atelier, il exécuta devant l’œil de la caméra diverses « performances » qu’il appelait des « représentations ». Il prenait des postures de la vie courante (assis, debout, penché, accroupi), créant ainsi des sculptures vivantes avec son corps. Valie Export, elle, dans ses premières photographies, manifestait déjà son intérêt pour les liens conceptuels entre l’architecture urbaine et le corps, intérêt qu’elle développera dans ses installations vidéo plus tardives. Elle photographia des trains, des coins de rue, des angles d’immeubles, son propre corps épousant la courbure d’un angle de rue comme pour affirmer le moi féminin dans l’environnement urbain anonyme. Katarzyna Kozyra avec Dans Boys (1998), filme ouvertement des jeunes gens munis de cache-sexe se pavanant dans le hall néo-classique de la Galerie Zacheta de Varsovie. Elle voulait ainsi faire de l’homme nu l’objet du regard de la caméra.

Dans les premières œuvres d’Enna Chaton, la sexualité est présente dans les gestes des personnes filmées. Par la suite, la parole devient le vecteur de cette sexualité grâce au discours, les corps ne sont plus montrés comme dans la série des Propos, titre provisoire, où l’artiste a demandé à des gens de parler entre autres de la masturbation et de l’orgasme. Le corps n’était plus représenté mais convoqué par le dispositif de l’installation. En effet, lors de l’exposition, le public est invité à s’asseoir près de l’écran, disposé à hauteur de sexe et à écouter les confidences intimes d’anonymes. Dans Passages, les images de corps sont relayées par des monochromes de couleurs lorsqu’une bande sonore diffuse des récits de secrets. Ainsi, on pourrait dire que le corps est «  libéré par le langage ». 

Le corps est parfois le thème principal de la vidéo comme dans la vidéo-installation du suédois Lars Siltberg, Man on ice (1998): on y voit  un personnage seul qui apparaît impuissant face au monde. 

L’une des figures les plus célèbres de l’univers de la performance est l’artiste italo-américaine Vanessa Beecroft, célébrité qu’elle doit en grande partie à ses nus féminins fort controversés. Dans la plupart de ses performances, Beecroft met en scène des femmes qui deviennent des personnages réels mais qui renoncent à toute action excepté l’obéissance à l’artiste. Des femmes, devenues statues enrôlées dans une œuvre vivante à l’instar des femmes-sculptures de Piero Manzoni. Au registre du corps comme sculpture, les expositions de mannequins féminins vivants que réalise Vanessa Beecroft, tous vêtus de la même manière sont une réflexion sur le clonage, la crise post-moderne de l’identité. 

Dans la vidéo, la technique du panoramique est privilégiée par Enna Chaton. Le panoramique se situe en extérieur ou en intérieur et il se termine là où commence le nouveau. Ainsi les images s’enchaînent tout en fluidité. Dans son utilisation de la vidéo, elle utilise une manière de filmer très lente. Paul Virilio parle d’ « espace-vitesse et non plus d’espace-temps ».  Il a mené en France une réflexion sur la question de la vitesse et de ses effets en relation avec les nouvelles technologies : les nouvelles modalités de la perception sont envisagées par rapport aux conditions modernes de relation au réel telles que les machines technologiques les reconfigurent. Comme le note Françoise Parfait, « le réel se perçoit de plus en plus à partir d’un point de vue en mouvement, selon des vitesses plus ou moins rapides : la voiture, le train, l’avion. De même, les images en mouvement – cinéma et vidéo – ne se perçoivent que parce qu’elles disparaissent». Dans Paysages, Le Médi et Passages, le mouvement de gauche à droite très lent de la caméra proche du ralenti obéit à cette remarque. Le personnage de la femme dans le paysage disparaît pendant quelques instants avant de réapparaître, créant ainsi une attente chez le spectateur. Le public anticipe la venue à l’image du corps. Au sujet de la manipulation de la vitesse de l’image, Paul Virilio parle « d’esthétique de la disparition : l’image n’existe qu’en fuite. […]. L’esthétique de la disparition, c’est la fin d’un espace de représentation organisé par le point de fuite ». Chez Enna Chaton, c’est au moment de filmer que le choix de la lenteur est adopté. Il ne s’agit pas d’une manipulation a posteriori de l’image. Aussi, ce sont les personnages qui disparaissent progressivement de l’écran. La lenteur dans la manière de filmer participe ainsi d’une poétique de la durée. 

D’autre part, le choix de la projection pour la vidéo Paysages emprunte à la peinture. Grâce au vidéoprojecteur, les images apparaissent comme des tableaux animés dans le prolongement des photographies. Les vidéos Le Médi et Passages, quant à elles sont diffusées dans l’intimité du rapport au moniteur. Ce dispositif renvoie le spectateur à lui-même face à l’écran, à ses propres représentations mais aussi à l’autre, qui écoute simultanément et par extension à l’opinion publique en général et les normes et les tabous véhiculés par notre société. On a une progression dans la manière de montrer les images des corps. Les images de corps en extérieur sont vidéoprojetées, celles dans un espace public en intérieur sont montrées sur un moniteur, alors que les photographies dans des lieux intimes sont montrées grâce au dispositif des visionneuses qui permet d’avoir accès de façon individuelle, privée, aux images. Ainsi, dans la façon dont les images sont proposées, le spectateur se retrouve de plus en plus proche physiquement de l’image.

D’autre part, le sens de circulation du public correspond au sens du mouvement de la caméra dans Paysages et Le Médi. Le spectateur passe devant les photographies pour ralentir devant la vidéo. Le relais est pris par l’image qui se déplace suivant le mouvement de la caméra. Le spectateur finit par s’arrêter devant le moniteur ; là, un rapport à l’immobilité existe entre le regardeur et l’écran du moniteur. Le spectateur doit faire un effort de focalisation face au petit écran. Cet effort requiert d’une certaine manière tout le corps qui est en quelque sorte tétanisé pendant le temps de l’observation. Françoise Parfait précise que « cette tétanisation qui relève plus de l’immobilisme que de l’immobilité, participe de l’effet général de fascination que produisent l’image électronique et son scintillement ».

Selon Bernard Blistène, «  Plus que jamais, la signification de l’acte photographique semble vouloir s’identifier et se confondre à la vie vécue, à l’intimité mise à nu comme à la révélation des oppressions et répressions de toute identité sociale. Dans l’espace sous haute-surveillance d’un monde aliénant, entre images documentaires et sophistication accrue du regard, l’acte photographique témoigne d’une suite sans fin de portraits anonymes ou reconnaissables et transforme l’artiste en témoin et révélateur du désenchantement du monde contemporain. Images immédiates, aux lisières d’ »un cinéma du réel » ou d’ »un théâtre de la cruauté », la volonté sociale du sujet de la photographie veut obliger à rappeler que, avoue Andres Serrano, « nous passons tant de temps à ne pas regarder les gens ».

La représentation du portrait apparaît comme une traduction de l’intime. Larry Clark photographie son histoire, celle de ses proches, avec lesquels il partage une promiscuité troublante. Il montre des moments d’intimité, de ceux qu’il n’est pas d’usage d’étaler. Le travail de Nan Goldin est assez semblable dans sa démarche à celui de Larry Clark. Elle photographie les gens avec lesquels elle a vécu. 

Comme le note Hannah Arendt, « Comparées à la réalité que confèrent la vue et l’ouïe, les plus grandes forces de la vie intime – les passions, les pensées, les plaisirs des sens – mènent une vague existence d’ombres tant qu’elles ne sont pas transformées (arrachées au privé, désindividualisées pour ainsi dire) en objets dignes de paraître en public. C’est la transformation qui se produit d’ordinaire dans le récit et généralement dans la transposition artistique des expériences individuelles. […]. Chaque fois que nous décrivons des expériences qui ne sont possibles que dans le privé ou l’intimité, nous les plaçons dans une sphère où elles prennent une sorte de réalité qu’en dépit de leur intensité elles n’avaient pas auparavant ».

Le travail artistique de Joël Bartoloméo (Petites scènes de la vie ordinaire) avec la vidéo dans son rôle de père de famille filmant au caméscope, apparaît simplement, comme « un homme qui essaie de capter ses souvenirs au présent » les infimes (et drôles) absences d’événements de la vie quotidienne. « La contemplation d’un […] portrait passe par l’attribution d’états mentaux aux figures représentées. Le spectateur « se met à la place » des personnages de la composition. Ce faisant, il capture le message éthique que l’artiste introduit dans son œuvre, et qui « met en rapport » l’artiste avec le spectateur, l’individu avec lui-même et le monde, et d’une manière plus générale soi avec l’autre. Il intervient, de ce fait, dans les « rapports sociaux » et peut en renforcer les liens. L’image par son pouvoir évocateur, convoque à la responsabilité pour autrui. […]. Le portrait ressemble à l’individu dont il saisit les traits de physionomie qui le singularisent. […]. Il est mémoire individuelle et sociale plus stable que la mémoire cérébrale, image de « soi-même comme une autre ». Comme le note Henri-Pierre Jeudy, avec le portrait, l’artiste exhibe « le mystère de l’être » tout en sauvegardant sa puissance énigmatique. « Le visage est cette chose, la seule qui en elle-même ressemble, pris intransitivement et absolument » constate l’écrivain Michel Deguy. Pour Catherine Perret : « Le visage n’existe qu’en idée. [Il y a] une humanité que le portrait ne saurait rendre que symboliquement, en s’offrant [au] désir d’y trouver de la ressemblance […], et cette humanité du visage n’est assurément pas davantage représentable que, pour reprendre l’exemple de Kant la majesté de la création dont, toujours dans l’esprit de Kant, elle serait le couronnement. […]. Ce qui du visage n’est irreprésentable que parce que cela est le fond que suppose toute représentation, la face simplement [qu’on] tourne vers le monde, cette surface purement réfléchissante qui « se tend vers et à l’encontre » [du] projecteur, le visage donné à voir, le visage tel qu’il apparaît. Une surface de projection, donc, semblable à la toile, tendue sur le châssis, seulement enduite, et qui attend ». Elle ajoute, au sujet de la question de la figurabilité du visage humain que : « dans la Critique de la faculté de juger, Kant lui donne deux réponses difficilement conciliables, puisque ce qui fait du visage l’idéal même du beau, et qui, en tant que tel doit en focaliser la représentation, est très exactement la sublime réciprocité existant entre la conscience qu’a l’homme de sa destination et la loi divine, c’est-à-dire ce qui par ailleurs le rend proprement irreprésentable ».

Avec les visionneuses, les séries de corps d’Enna Chaton se donnent à voir comme un inventaire exhaustif d’attitudes, d’expressions, de mouvements possibles et qui tente de circonscrire au mieux une vérité de l’« être ». À partir d’une pose immobile, les portraits évoquent une attitude du monde. L’artiste explore et montre différentes expressions du visage et du corps dans les mouvements et attitudes. 

Comme le note Henri-Pierre Jeudy, « Hormis la fascination que peut provoquer le corps au repos, on conçoit aussi que cette attraction tienne à l’incroyable présence du mouvement dans l’immobilité. […]. Toute l’ambivalence entre le  » corps au repos » et le « corps en mouvement » est bien là : l’immobilité et la mobilité se contiennent l’une l’autre dans les myriades d’images du corps ». Comme le note Henri-Pierre Jeudy, « À l’insu de toute intention de séduction, le corps au repos se présente naturellement comme objet d’art ». Il ajoute que « L’image du corps en repos se constitue par elle-même comme tableau ». La construction de la scène donne un aspect cérémonial aux images du corps. La mise en scène permet d’organiser, d’élaborer un tableau ; les corps se mettent dans des positions déterminées, comme des statues vivantes, et toutes les attitudes semblent suivre un véritable protocole. 

Avec la série des Perméables, Laurent Moriceau propose un lien entre la mode et l’art. Le titre « le projet des Perméables » indique d’emblée sa volonté d’ouverture et de dialogue. Les vêtements et accessoires inédits sont réalisés par les stylistes et les artistes conviés par lui à collaborer à ce projet. La robe par exemple est conçue par Elsa Esturgie. Ces créations, faites de papier photographique vierge sensible à la lumière destiné à être impressionné, ont été produites et présentées dans un environnement de lumière rouge inactinique de laboratoire. Espace sensuel et troublant, les photographies apparaissent à la fois comme l’expérience physique d’immersion dans la couleur et un univers de protection de ces parures fragiles que jamais la lumière du jour n’effleure, telle une métaphore de l’amour comme chose fragile, à protéger. Les Perméables deviennent la surface de projection des images mentales, des fantasmes du spectateur. Laurent Moriceau a collaboré avec Enna Chaton qui a exploré cet univers rouge. Elle a choisit de réaliser des photographies autour de trois créations : la robe, la ceinture et les lunettes. Selon Jean-François Taddei, cette lumière du laboratoire permet au photographe de travailler sans que la lumière, qu’elle soit naturelle ou artificielle, agisse sur le papier sensible. Sorte de fausse lumière, de semi-obscurité ou d’anti-lumière, la lumière rouge est clandestine. Ses propositions ont toujours besoin d’être réactivées par l’autre comme avec l’intervention d’Enna Chaton. L’œuvre n’est jamais close sur elle-même, ni définitive. Elle se nourrit de collaborations, de contributions, d’accidents, d’infiltrations.

L’art de Laurent Moriceau est clairement érotique comme en témoignent de nombreux projets comme par exemple la vidéo d’Eva Eva (1996). Le hasard occupe une place déterminante dans l’art de Laurent Moriceau. Son œuvre existe par devenir, transformations, elle se nourrit de l’autre par une énergie partagée. La nudité des corps  est vue instinctivement. Il s’agit d’une mise en situation des corps dans l’espace avec les vêtements. La dimension de jeu transparaît des images par le truchement du vêtement ou de l’accessoire. Enna Chaton a dirigé la mise en scène mais avec une certaine liberté, en fonction des modèles et de la circonstance. Pour elle, il s’agit d’une rencontre avec les autres et soi-même, on ne sait jamais où on va. La découverte, l’aventure et le jeu sont présents entre l’intention de départ et la réalisation finale. Dans Passages, la mise en scène est plus rigide, plus dirigée. Les modèles ne regardent pas forcément l’artiste. Les photographies ont été prises à Nantes, dans une maison, dans différents espaces mais qui est un lieu inconnu des participants, ajoutant à la dimension de jeu et de découverte.

Avant-garde et représentation de la sexualité font depuis longtemps bon ménage : au XXe siècle révolution sexuelle et ré-évaluation du sexe ont eu leur équivalent artistique, taxé ipso facto de provocation et d’incapacité à composer avec les exigences de la société. La photographie joue un rôle croissant dans la production d’images érotiques. La satire féministe et la critique de la représentation de la femme comme stéréotype sont acérées comme dans l’importante série d’autoportraits sans titre de la photographe Cindy Sherman : le clin d’œil est dirigé vers les clichés publicitaires. Son travail nous rappelle qu’il y a eu un art féministe dans les années 70 et 80, et qu’il visait entre autres, à remettre en question les phantasmes masculins, soit en désignant leur vacuité, soit en les ridiculisant. Dans sa veine glorificatrice, l’art féministe tend à souligner les différences des comportements entre hommes et femmes, plus qu’à verser dans l’érotisme. Le nu masculin qui véhicule fréquemment un sentiment homo-érotique, occupe, depuis les années 70, une place fort controversée. L’art homosexuel a suivi une évolution parallèle à celle de l’art féministe et, comme l’imagerie féministe, s’est fait l’expression d’une culture particulière, dont l’un des héros est le photographe américain Robert Mapplethorpe. Ce dernier a vu dans la photographie un moyen de promouvoir de nouvelles perceptions de la sexualité. 

À travers cette intervention, on a pu approcher la création actuelle articulée autour de la présentation et de la représentation du corps. Cette exposition en particulier nous a permis de traiter différents aspects de la démarche d’Enna Chaton. Son recours aux modèles et les procédés mobilisés par l’artiste lui permettent de conduire une réflexion sur le corps dans l’espace. Cette réflexion participe d’une recherche de la traduction ontologique de l’Être par le biais de la représentation des corps dans l’espace public et privé. Enna Chaton questionne l’image du corps à travers sa manière de le contextualiser et de le mettre en scène. Cet échange continu entre le monde de la réalité, celui de la représentation d’images de corps, parfois à caractère érotique comme c’est le cas dans les photographies réalisées en collaboration avec Laurent Moriceau, et l’univers des lieux des prises de vue constituent les éléments qui induisent une dynamique à l’œuvre d’Enna Chaton. Ce qui permet des changements et des remises en perspective continuelles. L’élément principal autour duquel se construit la série de photographies avec Laurent Moriceau est une déclinaison autour d’une idée d’accessoires qui a pour fonction d’exacerber la sensualité des corps. La représentation d’un corps, de son extérieur, la chair et la peau est mise en valeur par les accessoires et vêtements.

Pour conclure, on peut citer Marc Le Bot, pour qui : « Les représentations du corps humain dans l’art récent sont des indices d’une nouvelle esthétique qui méritent d’être relevés. Elles sont les Figures symboliques des nouveaux modes de vivre et de « sentir ensemble » que nous élaborons. Parmi tous nos objets de perception, le corps humain, puisqu’il est nôtre, affecte toujours vivement notre sensibilité. D’autre part, ces représentations sont des travaux artistiques : des produits de cette part de notre activité mentale dont la finalité essentielle, […], est moins de proposer des connaissances que de nous rendre intensément présent aux autres êtres et choses ainsi d’ailleurs qu’à nous-mêmes ».

Stéphanie Éligert

À propos de Paysages 1DVD, format mini DVCAM, 19’30“, couleur, sonore, avril 2004.

Une femme lutte au vent, au froid et à l’inconfort de sa présence

L’installation rassemble trois choses : 2 films projetés et un ensemble de petits poufs individuels en skaï ronds de quatre couleurs : bleu roi, jaune, orange, gris bleu, conçus par Cédric Noël et mis à disposition du public. Ces deux films ont un rythme lent, un temps ralenti. Un panoramique, qui va de la gauche vers la droite systématiquement montre des corps nus d’hommes et de femmes. Qu’ils soient filmés en intérieur ou dans le paysage, leur présence est un peu étrange: tout est ralenti, presque figé.

La caméra évolue lentement : d’une parcelle du paysage au corps nu d’une femme à une autre parcelle du paysage, effectuant un 180°. Le corps d’une femme est filmé dans une attitude particulière : nue, immobile, debout, statique. Elle est là, présente, déterminée, elle investit toutes sortes de lieux : paysages enneigés, campagnes, bords de routes, parkings de centres commerciaux… Le son est enregistré au moment de la prise de vue, non retouché, on entend le souffle du vent dans le micro, dans les arbres, quelques chants d’oiseaux, le bruit de la circulation automobile, le son de la campagne enneigée… Cette femme lutte au vent, au froid, à son immobilisme, à l’inattendu et à l’inconfort de sa présence dans ces lieux.Elle est curieusement seule dans le paysage, sauf dans certains  plans où sur la route derrière elle, des voitures passent et la restituent avec violence au réel.

STÉPHANIE ÉLIGERT

À propos de Chaque fois qu’on se lève on regarde les objets qu’on a achetés la veille. 2003.

Chaque fois qu’on se lève on regarde les objets qu’on a achetés la veille

Série commencée en 2002. Pensé comme une série télévisée, le travail s’organise et se développe en saisons, elles-même déclinées en épisode. A ce jour il existe 3 saisons, et 7 épisodes. Ce travail se poursuit, il se construit dans le temps en fonction de déplacements, de résidences, de projets précis. Il n’y a pas d’histoire, aucun personnage, aucun héros, aucun scénario pour « tenir le public en haleine », chaque film est autonome, semblable et différent, chaque épisode est quelque part en réponse au précédent.

Saison 1

– Chaque fois qu’on se lève on regarde les objets qu’on a achetés la veille, DVD, 26’ couleur, sonore, co-production Centre régional d’art contemporain Languedoc-Roussillon, avril 2002. 

Un premier regard, posé sur cette pièce vidéographique d’Enna Chaton pourrait en déduire qu’on est là face à une forme documentaire : des plans particuliers d’appartements, dont on devine qu’ils sont ceux d’une classe plus ou moins moyenne, ne cessent de défiler, de se compléter. Ce film produit, dirait-on, une sorte de sociologie plastique : les images de lieux privés, et celles des objets qui les meublent, s’accumuleraient, dans cette pièce, pour donner à comprendre ce qu’il en est des intérieurs français. Quelque chose, pourtant, enraye cette déduction du “premier regard”: du noir. De nombreux écrans noirs interrompent le film, ou le délient. Et le noir, dit l’artiste, c’est de la matière. Ce n’est donc ni du sens ni du concept : c’est une matière, les autres images, celles où des choses sont visibles, le sont aussi et elles le sont comme une autre matière frottée à la matière noire. Chaque fois qu’on se lève on regarde les objets qu’on a achetés la veille est donc une pièce pleine de matières à toucher.

Qu’est-ce qu’Enna Chaton touche ? Des plis d’appartements où les corps circulent, des plis où ceux-ci ont à s’arranger avec les objets. Et c’est cela qu’elle désire caresser : une matière arrangée entre les choses et les corps qui en usent, un interstice sensuel où l’un et l’autre se frottent. Aussi récupère-t-elle tous ces interstices et les monte-t-elle en un singulier travelling, lui-même tout en frottement. Ce film forme alors une délicate et complexe étoffe de sensualités domestiques: Enna Chaton y use du montage comme d’une confection et des images comme d’une matière soyeuse. Elle tisse ainsi son film comme Marcel Proust dit écrire les volumes de La recherche : une manière de robe.

L’étoffe de ces images se confine, ici, en installation. Et ce verbe, confiner, demande à être saisi dans sa pleine énergie sensuelle, celle libérée pas les sonorités de ses syllabes : confiner. Chaque fois qu’on se lève on regarde les objets qu’on a achetés la veille est une pièce confinée dans cette exposition. Elle en est même son boudoir : le canapé de velours gris-perle et, en face de lui, ce téléviseur en feutrent les moelleux replis. Cette installation incite alors à vivre la délicate jouissance propre au boudoir : une caresse entre des regards, de beaux objets et quelques corps.

Saison 2

– Texte écrit à l’occasion de l’exposition “…Confiture demain et confiture hier – mais jamais confiture aujourd’hui…”, Centre régional d’art contemporain Languedoc-Roussillon, Sète, publié dans le catalogue de l’exposition “Ce que nous voyons comme si nous le voyions”. 

– Chaque fois qu’on se lève on regarde les objets qu’on a achetés la veille saison 2, épisode second, Dvd 26’, couleur, sonore, Rencontres photographiques, association Image/imatge, co-production association fiacoise d’initiatives artistiques contemporaines, Orthez, octobre – novembre 2002.

La seconde saison de Chaque fois qu’on se lève… n’est plus tout à fait à l’image de la première, et cela parce qu’une autre chose s’est immiscée en elle qui déplace ses plans vers une sensibilité vidéographique plus avant. De cette première saison, on se souvient de la caméra d’Enna Chaton découvrant des appartements, des pièces où des corps se reposent et où elle pouvait librement aller voir les replis; c’est à dire qu’on sentait le grain de sa surprise modeler ses images: elle touchait à une nouvelle intimité et celle-ci la touchait. Ce premier film, alors, était un peu ce plaisir pris à un premier rendez-vous. Maintenant, les choses se sont approfondies : on sent que du temps a coulé entre la première et la seconde saison de Chaque fois qu’on se lève…en ce qu’Enna Chaton n’y déploie plus ce singulier de la « première fois » et qu’elle semble s’être fondue à ce qu’elle filme – des personnes chez elles. Ainsi entend-on souvent leurs gestes qui continuent leurs choses pendant qu’elle est là, filmant leurs alentours : ce bruissement n’était pas audible lors de la première saison, parce qu’aussi émus qu’elle ne l’était, ces gens devaient, pour l’accueillir, cesser un peu leurs affaires. Maintenant, Enna Chaton ne discontinue plus cela. Même inconnues, elle s’absente dans le pli de ces vies et froisse l’image de leurs choses comme elles-mêmes le font. Son film s’ouvre alors comme une fleur le fait, aussi complexe et aussi simple : le ciel est un peu pluvieux, il s’éclaircit, des chiens se promènent, les minutes s’étendent ou rétrécissent, des corps sont là qui mangent, s’en vont, des bruits frôlent le cadre, et s’en espacent, etc. Et tout cela en vient à faire affleurer d’infimes histoires en tous les lieux de l’image; des histoires qu’Enna Chaton a petit à petit soulevées du bord d’une table, du fond lumineux des chambres, d’un bout de couvre-lit, ou d’entre les choses du temps.

Saison 3 

– Chaque fois qu’on se lève on regarde les objets qu’on a achetés la veille, saison 3, épisode premier, Dvd, 10’, couleur, sonore, co-production Association fiacoise d’initiatives artistiques contemporaines Fiac; Association image/imatge, Orthez, 2002

C’est la troisième saison de Chaque Fois qu’on se lève on regarde les objets qu’on a achetés la veille. On se souvient qu’avec la seconde saison, comme lors de la première, émergeait quelque chose dont la forme évoquait celle d’une histoire amoureuse : il y eut d’abord le premier rendez-vous donné à des appartements, à des lieux privés où Enna Chaton s’immisçait, émue, pour les filmer ; puis il y eut cette autre durée où elle se fondait aux objets de ses images : des choses toujours, mais aussi des gestes, des durées intimes, des bruits et des bribes d’histoires saisis à même des couloirs ou des couvres-lits. Ici, elle poursuit cela mais d’une manière toute distincte : elle ne s’accole plus seulement à des objets mais aussi à des voix, à des bouches, à des mains puis à des yeux dont elle écoute le déroulé singulier des souvenirs et des récits. Pour autant, elle ne les conserve ni ne les restitue tels quels dans ce film, son amour n’est pas archiviste. Non, elle défait un peu ces récits comme on défait un pull-over de laine : de nombreuses pelotes de phrases sont entre ses mains et elle les re-tisse autrement, pour en faire une nouvelle chose – une robe ou une belle pelisse. Ainsi on entend et on touche à un textile singulier, d’une douceur très rugueuse : il tresse ensemble des particules d’histoires à des grains de voix, de peaux mais aussi à des fleurs, des arbres et des champs. Tout cela se mêle et demeure différent. C’est étrange. Et nul doute que cette étrangeté signe la troisième saison de l’amour qu’a Enna Chaton pour les personnes, pour tout ce qui se trouve en elles d’extrêmement singulier – un singulier qui a lieu entre les murs d’une chambre, dans la couleur d’un petit objet sur une table de nuit, et aussi dans une langue qui chuchote l’histoire d’un corps exposée à-même ses mots et sa voix.

STÉPHANIE ÉLIGERT

À propos de la série de films Chaque fois qu’on se lève, on regarde les objets qu’on a acheté la veille.

Une matière arrangée entre choses et corps qui en usent

Un premier regard, posé sur cette pièce vidéographique d’Enna Chaton pourrait en déduire qu’il est là, face à une forme documentaire : des plans particuliers d’appartements, dont on devine qu’ils sont ceux d’une classe plus ou moins moyenne, ne cessent de défiler, de se compléter. Ce film produit, dirait-on, une sorte de sociologie plastique : les images de lieux privés, et celles des objets qui les meublent, s’accumuleraient, dans cette pièce, pour donner à comprendre ce qu’il en est des intérieurs français. Quelque chose, pourtant, enraye cette déduction du “premier regard” : du noir. De nombreux écrans noirs interrompent le film, ou le délient. Et le noir, dit-elle, c’est de la matière. Ce n’est donc ni du sens ni du concept : c’est une matière, les autres images, celles où des choses sont visibles, le sont aussi et elles le sont comme une autre matière frottée à la matière noire. Chaque fois qu’on se lève on regarde les objets qu’on a achetés la veille est donc une pièce pleine de matières à toucher. 

Qu’est-ce qu’Enna Chaton touche ? Des plis d’appartements où les corps circulent, des plis où ceux-ci ont à s’arranger avec les objets. Et c’est cela qu’elle désire caresser : une matière arrangée entre les choses et les corps qui en usent, un interstice sensuel où l’un et l’autre se frottent. Aussi récupère-t-elle tous ces interstices et les monte-t-elle en un singulier travelling, lui-même tout en frottement. Ce film forme alors une délicate et complexe étoffe de sensualités domestiques : Enna Chaton y use du montage comme d’une confection et des images comme d’une matière soyeuse. Elle tisse ainsi son film comme Marcel Proust dit écrire les volumes de La recherche : une manière de robe. L’étoffe de ces images se confine, ici, en installation. Et ce verbe, confiner, demande à être saisi dans sa pleine énergie sensuelle, celle libérée pas les sonorités de ses syllabes : confiner. Chaque fois qu’on se lève on regarde les objets qu’on a achetés la veille est une pièce confinée dans cette exposition. Elle en est même son boudoir : le canapé de velours gris-perle et, en face de lui, ce téléviseur en feutrent les moelleux replis. Cette installation incite alors à vivre la délicate jouissance propre au boudoir : une caresse entre des regards, de beaux objets et quelques corps. 

Patrice Allain & Patrice Gaborieau

Publié dans In love, exposition et publication, La vitrine de la Villa Saint-Clair, Sète, octobre 2001.

Domaine de l’extime, fiction de l’intime

La technologie spécifique de l’outil vidéo autorise, sans médiation technicienne, la construction d’une image de soi “en circuit fermé”. Cette possible représentation de soi, par soi et devant soi a su combler les attentes d’un “contemporain” sensible aux questions du narcissisme dévoilé ou du quotidien exhibé. C’est dans cet ultime espace de reconnaissance et d’expérimentation du moi que s’inscrit le travail d’Enna Chaton, une œuvre dont l’intime constitue l’épicentre.

L’observation participante.

Pourtant le dispositif convoqué dans sa production n’est pas réductible à celui du voyeur qui dissimule son regard. La présence/absence de la caméra, comme celle de l’artiste elle-même, est revendiquée, assumée. Enna Chaton pratique l’observation participante; dans Sans titre 1/X, une œuvre qui a quelque affinité avec le genre du portrait, elle se donne ainsi à voir dans la mise en scène même. Les corps des deux modèles réunis pour cette pièce se découvrent, se cherchent en toute liberté, tandis que la vidéaste tente de capter cet échange d’intimités. La vision purement optique de la caméra s’efface derrière l’œil qui touche. La vision d’Enna Chaton se fait haptique (du grec haptikos : capable de saisir) ; elle s’évertue à pénétrer au-delà de l’épiderme, elle s’appesantit sur la surface des corps, les caresse davantage qu’elle n’en parcourt les contours. L’intimité y est recueillie sans fard. Elle se révèle dans le dialogue silencieux qui se crée à l’image entre les modèles et l’artiste — une illustration de ce que le portraitiste est aussi présent que le modèle dans l’œuvre. Le régime défini par l’artiste est celui du don — du potlatch peut-être — et non de la prédation de l’image. Point d’images volées, donc, point de paroles contraintes, ni de corps soumis aux caprices de la mise en scène. Les modèles, qui deviennent modèles au sens premier du terme, c’est-à-dire des figures auxquelles se conformer — des miroirs presque —, permettent de se réfléchir. 

Dans une des parties de Sans titre 1/X, laissé libre au sein de l’espace réduit du décor minimal, dans une sorte de vacance, un homme déshabillé cherche une contenance face au regard posé sur lui. Il tire des bouffées de sa cigarette, esquisse un sourire, observe la caméra d’un air interrogateur : bref, il pose — ou ne sait pas comment poser, ce qui revient au même. Et par là s’expose, dans toute la complexité de son intimité mise à nu. Dévoiler un pan d’intime : l’invite faite au modèle est celle de l’improvisation. Ainsi Enna Chaton n’atteint la profondeur de l’être que lorsque son intériorité se manifeste à la surface même du corps. Pourtant, l’artiste n’est pas sans ignorer le paradoxe fondateur de son entreprise : la mise en scène, si minimale soit-elle, contient la contradiction propre du projet. L’intime n’y sera toujours que re-présenté.

Le domaine de l’extime.

Le domaine de l’intime révélé laisse place à “l’extime”, néologisme de circonstance qui pourrait s’appliquer à la quête d’Enna Chaton. Extimus, en latin “ce qui est le plus en dehors”, ce qu’on laisse s’échapper de soi, ce que seul le regard extérieur peut révéler. L’extime, ce serait les signaux du “dedans” que peut capter l’œil qui touche ou l’œil qui écoute. Ainsi, davantage que de la masturbation comme pratique, la pièce Propos interroge les dispositifs discursifs de l’intime, la manière dont la confession – qu’on qualifie parfois d’impudique – se déploie. Propos est d’abord une vidéo de parole, puisque l’image n’y est constituée que d’écrans de couleur. S’y exprime toute l’ambiguïté de la mise en scène, ou du récit de soi ; s’y lit le développement de stratégies diverses qui, toutes, se résument à cette tension entre le désir d’avouer et la rétention compulsive. L’un s’adonne à l’exhibition libératrice et revendique joyeusement le mot “ branlette ”, sacrifiant au bonheur enfantin de la conduite de répétition. L’autre hésite : “C’est un secret… ce n’est pas un secret” : ces mots qui viennent clore la vidéo résument ce qui se joue dans ce petit théâtre de l’intime d’Enna. C’est la tension qui anime la révélation, par chacun, de son intimité, et en organise la mise en mots. Le domaine de l’intime recouvre le champ sémantique de la “dissimulation”, et il est sans cesse traversé par la sexualité. “Je ne veux pas en parler” avoue l’une des personnes invitées par Enna à s’exprimer sur la masturbation. La parole se murmure, le discours se fabrique dans des silences embarrassés. L’attente est celle de l’invitation à poursuivre… du feed-back décisif quant à l’abandon définitif. Un chuchotement, des hésitations pour ainsi dire imperceptibles, un rire… des questions pour répondre à d’autres questions : l’intime est ce qui se dérobe, plutôt ce qui s’échappe que ce qui se vole.

La fiction de l’intime.

Le dispositif de mise à distance est récurrent. Parler d’abord de la masturbation chez les autres – c’est le protecteur “Comme tout le monde” – et ainsi s’en remettre à l’altérité; en exiler la pratique dans le passé avant d’avouer qu’« on continue », c’est abuser du subterfuge qui consiste à extraire le discours sur l’intime de soi. Dès lors l’aveu et le propos auto-référentiel ne se tiennent jamais loin du récit, avec sa charge fictionnelle — les émois enfantins dans les foins, l’éveil adolescent à la sensualité sont autant de fables personnelles qui s’organisent dans un souvenir recomposé. Lent, souple, humide pourrait fournir la meilleure illustration de ce propos. Cette vidéo, sans doute la plus énigmatique des productions récentes d’Enna Chaton, évoque l’existence hypothétique d’une femme-escargot, une identité qui ne se construit que par bribes. Cette intrusion de la fiction dans l’œuvre de l’artiste offre comme une métaphore de la monstration de l’intime; elle propose une nouvelle manière de la jouer, en nous soumettant une image perceptible dans cette scène où le personnage arpente en sautillant sa propre coquille déroulée sur le sol : une coquille dont il se serait extirpé, comme pour explorer indéfiniment les limites du soi, dans une dialectique intérieur/extérieur constitutive de l’extime. N’est-ce pas une façon de montrer que ce travail sur l’intime, ce travail de représentation, et son extériorisation, ne peut, au final, se résoudre que dans la fictionnalisation ou l’allégorie ?

ANONYMES. ISSU DE LA TRADITION

Vocabulaire du membre

Registre de deux cent quatre-vingt-sept qualificatifs du sexe masculin. Projet Protocole-S, 2018.

De l’animal
La queue – le serpent – la bête – le ver de terre – le singe – le dard – le dardillon – le monstre – la biquette – le bélier – l’escargot, la girafe – le fossile – l’alien – la meule perlée

Des ustensiles
L’instrument – le mirliton – la bite – le tuyau – l’outil – le burin – la tarière – le piston – le vérin – la clarinette – le pied à coulisse – l’ustensile – le tube – l’engin – le manche – le crayon – la chandelle – le cierge – la mèche – l’allumette – le chalumeau – le brandon – le tison – le pieu – le jonc – le marteau-piqueur – le piquet – le mât – le poteau – la tige – la tringle – la grosse broche – l’aiguille – l’option – la béquille – le goupillon – le pinceau – la perche – la poutre – le pilon – la colonne – l’obélisque – le mandrin – la pine – la biroute – le bout – le nœud – la cheville – le vilebrequin – le fer à souder – la quille – le chinois – la fusée – la broquette – l’arrosoir – le biberon – l’embout – le barreau – le tuyau – la tarière – la vrille – le manche à gigot – la seringue – la béquille – le bouzin – la foreuse – le joystick

De l’armement
Le bâton – la trique – le roumi – la gaule – le braquemard – la lance – la pique – le pal – la matraque – la perche – la hallebarde – le sabre – la flèche – le bazooka – la baïonnette – le lance missile – le missile – le calibre – le gros calibre – le canon – l’arme – le revolver – le pistolet – le gourdin – le knout – le poignard – l’estoc- le tromblon – le guerrier

De l’argot
La teub – le zob – le zgeg – le chib – la clinche – la tcholle – le zbouib – le chybre – le chibroque – le joystick – le chouard – la sguègue – le pélo – la chichourle – le rotor – la cholette – la berdouillette – la bibite

Des surnoms
Boby – Popaul – Jean-Paul – Robert – Zani – Compagnie – le Clinton – le machin – Charles le Chauve – le Jean-nu-tête

De l’enfance
La quéquette ou quiquette – le kiki – le zizi – la zigounette – le zigouigoui – le zigomar – le petit oiseau – le trilili – la zézette – la bistouquette

Du scientifique
Le sexe – le pénis – l’organe reproducteur mâle – le phallus – le système uro-génital masculin – l’organe copulateur

Du français soutenu
Le vît – le membre – l’organe – la virilité – l’attribut viril – la verge – le priape 

Des allusions
Lui – la troisième jambe – la jambe du milieu – le truc – la chose – la troisième main – le petit soldat au garde à vous – le petit bonhomme – le gros doigt – le machin – le métronome – l’argument – le jouet – le sifflet – la flûte – le monte en l’air – le borgne – le casqué – le colosse – le sacristain de chair – le chérubin – la fouilleuse – le grand chauve – le petit oiseau – le système métrique – le scout – l’envahisseur – le guignol – le visiteur – le chahuteur – le boute-joie – le feu d’artifice – le va comme j’te pousse – le petit frère – le sous-préfet – l’assureur – l’intermittent – le grand voyageur – le prisonnier – le gigolo – la ginette – le bijou – le bilboquet – le docteur – le gourmand – le bec fin – le baveux – le dégourdi – le robinet d’amour – le baigneur – la courte – la coquette – la curieuse – le cracheur de feu – l’affaire – l’anguille de calecif – le courtaud – le Père Frappart – l’agace-cul – le bâton de mariage – le bigoudi chauffant – le bâton de pèlerin – le sceptre de l’amour – la seringue à perruque – la tête chercheuse – le nœud du bambou – le cigare à moustaches

Des compléments d’objet direct
Les testicules – l’attirail – le toutim – les breloques – les sacs – les bourses – les rognons – les noisettes – les figues – les roustons – les roupettes – les breloques – le service trois pièces – les roupignettes – la descendance – les descendantes – l’entrejambe – les burnes – les couilles – les bijoux de famille – les valseuses – les cousines – les roubignolles – les parties – le paquet – la panoplie – les cacahuètes – les boules – la boutique – le bazar – les bibelots – les attributs